Le département de la Seine–Saint-Denis est touché de plein fouet par le trafic de cannabis. Le président du Conseil départemental, Stéphane Troussel, déplore que pendant que les gros bonnets empochent les gains, les familles défavorisées subissent l’insécurité et les dégradations.
— Les services du département ont-ils une estimation du trafic et de la consommation de cannabis dans le département ? Subsidiairement, connaît-on une évolution au cours des dernières années ?
Stéphane Troussel : Le Conseil départemental ne dispose pas de données sur le trafic et la consommation de cannabis en Seine-Saint-Denis. Ce qui est certain néanmoins, c’est que nous suivons une pente ascendante avec, au niveau national, un chiffre d’affaires estimé à un milliard d’euros par an, avec un niveau de consommation élevé (22 % des jeunes adultes ont consommé du cannabis au cours des douze derniers mois en France). À ce titre, la France réussit le triste exploit d’être le pays de l’Union européenne le plus répressif en matière de consommation de cannabis et celui où il y a le plus de consommateurs. C’est la preuve que la politique actuelle est mise en échec.
— L’impression selon laquelle cette économie parallèle subvient aux besoins de certaines familles défavorisées est-elle fondée ?
ST : On
nous ressert régulièrement l’antienne du cannabis qui finance les
familles des cités ou qui achète la paix sociale en banlieue, mais c’est
un argument absolument inacceptable. D’abord parce qu’il n’y a pas deux
catégories de population dans notre pays : une partie qui aurait sa
sécurité garantie et l’autre qui serait abandonnée aux dealers. La loi
de la République doit s’appliquer partout sur le territoire. Ensuite,
comme dans tout marché ultralibéral, l’argent de la drogue ne ruisselle
pas : quelques gros bonnets empochent la quasi-totalité des gains
tandis que les familles défavorisées, elles, en paient le prix par de
l’insécurité et des dégradations au quotidien. Moi je considère que quand on vit dans un quartier où le trafic règne on ne vit pas bien, au contraire !
— La répression du trafic est du ressort du régalien. En revanche,
la prévention peut être de celui des municipalités et des départements.
La Seine–Saint-Denis a-t-elle pris des initiatives en la matière ?
Lesquelles, et depuis quand ?
ST : Nous avons créé en 2013 avec Paris une « Mission métropolitaine de prévention des conduites à risques » (MMPCR), qui met en œuvre la politique de la Mairie de Paris et du Département de la Seine–Saint- Denis, notamment sur les sujets de consommation de drogues. C’est un outil inédit en Île-de-France, qui témoigne de notre volontarisme, mais aussi de la nécessité d’unir nos forces et de partager nos bonnes pratiques sur cette question qui dépasse souvent nos frontières respectives. Cette mission nous permet de réaliser des formations sur sites destinées aux équipes éducatives et aux professionnels des associations dans le champ éducatif et social.
Il s’agit aussi d’accompagner ces professionnels dans la mise en place d’actions ciblées en direction des jeunes, à l’aide de supports pédagogiques.
— Ces initiatives de prévention qui ont été lancées s’adressent-elles autant aux consommateurs qu’aux parents ?
ST : Le département a ouvert en 2006 l’espace « Tête à Tête », dédié à l’écoute, l’information et la prévention des jeunes de 13 à 25 ans autour des pratiques à risques. C’est un lieu particulièrement ouvert et atypique, puisqu’il est situé au sein du centre commercial de Rosny 2, l’un des plus grands de la région. Nos équipes y réalisent à la fois des actions collectives et des entretiens individuels, sans condition d’admission et dans le respect de l’anonymat. S’agissant des jeunes consommateurs de cannabis, nous faisons en effet le constat d’une demande croissante de rendez-vous individuels de la part des parents, ce à quoi nous nous efforçons de répondre.
— Les concentrations urbaines — dont votre département n’a pas l’exclusivité — vous paraissent-elles être un élément favorisant le trafic ? Dès lors, une déconcentration vous paraît-elle une solution éventuelle ?
ST : Les concentrations urbaines sont un des éléments qui continuent effectivement de favoriser le trafic. Pour autant, il faut aussi dire que beaucoup a été fait en la matière ces vingt dernières années, que ce soit avec la rénovation urbaine pour désenclaver des quartiers, avec les travaux de sécurisation des grands ensembles, ou encore via une coordination plus étroite entre la police, la justice, les collectivités et les associations sur les secteurs particulièrement difficiles. C’est ce qui me fait dire que l’approche purement urbaine de la question a atteint ses limites. D’autant plus, on le voit, que le trafic de drogue, et notamment de cannabis, évolue lui aussi en adoptant de nouvelles méthodes comme la livraison à domicile, ou en s’exportant dans les territoires ruraux dont la densité de population est par définition moins élevée.
— Une dépénalisation encadrée pourrait-elle être une mesure susceptible d’assécher le trafic ? À ce propos, s’agirait-il d’une dépénalisation accompagnée à l’instar du Portugal, ou d’une légalisation selon le modèle canadien ?
ST : Je pense qu’on ne doit envisager la dépénalisation que comme une première étape vers la légalisation. En effet, la dépénalisation peut permettre de faire évoluer les mentalités sur l’usage du cannabis, mais elle a le défaut de conserver un marché parallèle qui continuera de pourrir la vie des gens. Une légalisation encadrée permettrait quant à elle d’assécher le trafic de cannabis, qui représente l’immense majorité du trafic. Elle permettrait par ailleurs de mener une politique de prévention massive, notamment auprès des jeunes, ainsi que de développer la prévention et le traitement sanitaire de ce sujet qui reste encore aujourd’hui un grand impensé en France.