— Abstention, baisse drastique du nombre de militants, rejet des partis politiques… L’apolitisme semble triomphant dans les démocraties occidentales, particulièrement en France, vue comme le pays de la pensée et de l’action politique. Que s’est-il passé ?
Caëla Gillespie : Pour comprendre la dépolitisation, on peut remonter à des causes proches, comme la déstructuration du champ des partis traditionnels par Emmanuel Macron, ou déjà, avant lui, par Nicolas Sarkozy. Ou la grande déception du peuple de gauche, face au virage libéral pris par le parti socialiste entre 1981 et 1983, et son sentiment de déshérence.
Mais le phénomène de la dépolitisation est mondial, et non français. Il faut donc chercher une cause commune à toutes les démocraties marquées par le phénomène de lassitude démocratique et de désengagement. Mon hypothèse, c’est qu’il faut remonter à cinquante ans en arrière, à la grande vague d’ultralibéralisme.
« Sans conscience d’appartenir à un corps politique, ou à une classe sociale, il n’y a pas de lutte collective constituée, il ne peut y avoir que des colères réactives, sporadiques et éparses »
Je dis dans ce livre que l’ultralibéralisme est la cause du démantèlement des corps politiques – et corrélativement –, de la désaffiliation, de l’atomisation des individus. On n’a plus affaire à des peuples, mais à une myriade d’individus dispersés, aveugles les uns aux autres, qui ne se pensent pas comme appartenant à un corps politique.
Sans conscience d’appartenir à un corps politique, ou à une classe sociale, il n’y a pas de lutte collective constituée, il ne peut y avoir que des colères réactives, sporadiques et éparses. Et cela a lieu dans tous les états ultralibéraux. La France a opposé une certaine résistance à la culture libérale, elle est touchée plus tard, mais enfin, on est maintenant en plein dedans.
— Quels sont les rouages de cette « manufacture » de dépolitisation ?
C. G. : L’ultralibéralisme redéfinit totalement le rapport de l’homme au monde. On n’a pas affaire simplement à un « néolibéralisme » qui se définit lui-même comme une économie rationnellement mise en œuvre par une gestion apolitique, une gestion pure. Le néolibéralisme n’est pas neutre politiquement, car il s’accompagne d’une idéologie, produite pour rendre l’expansion de l’économie néolibérale possible, acceptable par les peuples.
« Le monde de l’entreprise se présente, dès les années 1980, comme devant remplacer le vieux monde politique. Ce nouveau monde est présenté comme le monde vrai, le monde où l’homme réalise sa “vraie vie” d’individu. »
Dans mon livre, j’utilise plus volontiers le mot « ultralibéralisme » pour restituer toute la dimension idéologique de ce discours. Cette idéologie produit deux images-sources. L’image du nouvel homme, décrit comme un individu qui n’est plus un citoyen, mais un grand gagnant du jeu de société auquel nous sommes conviés à participer,...