Par Patrick SCHEYDER
Léonard est un « enfant naturel » né des amours de son père Piero et d’une femme issue d’un milieu modeste. En sa qualité de bâtard, il n’a pas accès aux études classiques, soit l’apprentissage du grec et du latin. Qu’importe ! Vinci sera un autodidacte de génie, élevé dans la campagne toscane par son grand-père Antonio et son oncle Francesco. Vinci va prendre ses leçons dans la nature, et suit à la lettre le conseil du grand-père : « Ouvre l’oeil ! » Une chance pour un enfant curieux que cette nature inventive, généreuse, résiliente et maîtresse de toutes choses : une nature en mouvement que l’homme Vinci interroge tout au long de son art. Et puis il y a les animaux, notamment les chevaux de son oncle Francesco. « Toute sa vie, Léonard aura près de lui des animaux, dont il s’occupe avec une patience et un amour immenses », écrit son premier biographe, le peintre Vasari. L’amour est la clé de la compréhension du vivant pour Léonard : « plus grand est l’amour, plus grande est la connaissance », écrit-il. Vinci entame donc un dialogue avec l’animal, une intelligence, une osmose qui forme un langage secret entre le peintre et les frères animaux. Plus tard, Vinci achète sur le marché les oiseaux en cage pour les libérer ; on sait aussi qu’il fut végétarien à un moment de sa vie. Il fait en sorte de s’habiller de lin, refusant de se vêtir de la peau d’animaux morts.
Une toile de Vinci est ainsi une fenêtre ouverte sur le vivant, un microcosme grouillant d’informations, un biotope réalisé sur toile avec toutes les interdépendances de la vie. Certains écrivent des thèses pour rendre compte de leurs recherches, Vinci, lui, « écrit » des tableaux et des dessins. À ce jour, on recense environ dix-sept tableaux de Vinci — c’est bien peu comparé à ces 13 000 feuillets qu’on appelle Les Carnets.
Vinci observe le vol des oiseaux pour le reproduire dans une aile géante, qui aurait dû permettre à l’humain de voler… mais le moteur n’était pas né. Vinci se passionne aussi pour la géologie, car ces couches géologiques sont le livre à ciel ouvert de l’histoire de la Terre, cette « terrestre machine », dit-il. Il en vient ainsi à contester la date du Déluge qu’il estime bien plus ancien que ne le dit la Bible. La Terre est constituée de feuilles géologiques, tout comme l’est aussi l’atmosphère, interpénétrée de mouvements et de tendances qui font fusionner ou agglomérer les couches. Avec Léonard, c’en est fini de ces portraits anciens aux airs statiques, à la silhouette qui semble raide et découpée sur un fond. La réalité de la lumière et de l’atmosphère qui la porte est tout autre ; elle est dans la fusion des êtres avec cette lumière. Il développe alors — dans une sorte de biomimétisme pictural — la technique du sfumato. Cette technique, apprise de la nature des couches atmosphériques, fait que les objets et les personnages paraissent entourés d’une fumée légère. Le voilà qui applique avec de fins pinceaux ou avec son doigt des centaines de couches de peinture imperceptibles qui, en s’additionnant, créent une douce fusion entre le sujet et son fond. Recréer le ciel ! Quel défi, d’autant que Vinci sait bien que « tout change avec le temps », comme il le dit dans son Traité de l’Eau. Comment rendre compte de cette nature infinie et éminemment passagère et instable ? C’est dans cette interrogation qu’il faut comprendre la lenteur proverbiale de Vinci à peindre ; nombre d’oeuvres sont inachevées, ou jamais livrées à leur commanditaire. Est-ce une impuissance à mettre le coup de pinceau final ? Ou plutôt une convergence de la science, de la nature et de la philosophie, car peut-on « finir » une oeuvre quand la nature ne finit jamais de créer ? Vinci le sait mieux que quiconque. Finir, ne serait-ce pas contre-nature ?
Ici, la pierre n’est pas totalement peinte, jouxtant des détails de végétation ciselés à l’extrême, tout comme dans la réalité où l’achevé côtoie le débutant, le vieillard le jeune homme, et aussi le plaisir et la douleur, la beauté et l’atroce laideur. Finir, ce serait fixer ce qui par définition n’est pas fixé, mentir en quelque sorte pour un amoureux de la vérité. Peindre aussi une fin que Léonard n’aime pas. Car la mort n’intéresse pas Vinci, et il l’a souvent côtoyée. Notamment sur les champs de bataille de son commanditaire César Borgia, qu’il suit pendant un an. Il recueille ainsi les cadavres pour les disséquer, seul, à la lumière d’une chandelle. Le voilà qui dissèque plus de 30 corps, et réalise les premiers dessins anatomiques presque parfaits, car l’humain comme les ravins d’une montagne, c’est aussi la Nature. Et merveille ! tout vit donc, ce qui éloigne un instant l’idée de la mort. « L’eau est le sang de la Terre, dit-il, les rivières et les fleuves sont ses veines. » Avec Léonard, la Terre est un être vivant, et les marées sont comme la respiration de la Terre. Un cycle éternel, celui-ci.
VINCI A SU INTERROGER LE MYSTÈRE DU VIVANT DANS SON OEUVRE, TEL QU’IL L’A OBSERVÉ, ET IL EUT LE GÉNIE DE LE RESTITUER PAR UN IMMENSE POINT D’INTERROGATION
Mais peut-être la plus grande réussite de Léonard est-elle de nous interroger : Mona Lisa, Saint Jean- Baptiste, est-ce un homme ou une femme ? Quelque chose semble toujours se cacher derrière les apparences. Vinci a su interroger le mystère du vivant dans son oeuvre, tel qu’il l’a observé, et il eut le génie de le restituer par un immense point d’interrogation. Avec la superbe habileté de ne pas y répondre, mais de nous rendre actifs pour que nous nous interrogions nous-mêmes, à notre tour.
La clé de la vie pour l’humain de 1515 ou de 2023 est sans doute cette faculté de chercheur sensible, qui fait de Vinci un vrai peintre-philosophe de l’écologie.