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La Fontaine versus Descartes

La rédaction
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Publié le 8 décembre 2022
Les Fables de La Fontaine ne sont pas que morales et métaphores. La Fontaine y prend le parti des animaux contre la théorie de l’animal-machine de Descartes.

Par Patrick SCHEYDER

Né à Château-Thierry, Jean de la Fontaine est un enfant de la campagne. Son père est maître des Eaux et Forêts, charge que La Fontaine reprend à son tour.

On nous dit que La Fontaine serait le Prince de la métaphore : dans ses Fables, les animaux donnent des leçons de sagesse aux humains. Moraliste génial, certes, mais plus encore. Faire parler les bêtes est un choix philosophique. Ils ne sont pas « bêtes », ces animaux : ils possèdent une sensibilité, une intelligence propre. Nombre de qualités que René Descartes leur dénie. Fourmis, renards et corbeaux ne parlent pas le français de cour, mais… ils agissent avec pertinence. Voyons le castor par exemple, vivant « non loin du Nord » : « […] Ils y construisent des travaux / Qui des torrents grossis arrêtent le ravage, / Et font communiquer l’un et l’autre rivage. / L’édifice résiste et dure en son entier / Après un lit de bois, est un lit de mortier / Chaque Castor agit ; commune en est la tâche ; / Le vieux y fait marcher le jeune sans relâche. / Maint maître d’œuvre y court, et tient haut le bâton. […] / Ils savent en hiver élever leurs maisons, / Passent les étangs sur des ponts, / Fruit de leur art, savant ouvrage ; / Et nos pareils ont beau le voir, / Jusqu’à présent tout leur savoir / Est de passer l’onde à la nage./Que ces Castors ne soient qu’un corps vide d’esprit, / Jamais on ne pourra m’obliger à le croire […]. » (Livre X, Fable première)

Savoir-faire, maîtrise d’œuvre et même conception : le castor est un savant ingénieur. Parmi les Fables « militantes » pour la cause animale, voyons aussi Les Deux Rats, Le Renard et l’Œuf, Les Souris et le Chathuant. La fable du Castor – comme celle des Deux Rats – est issue d’un vaste Discours, adressé à sa protectrice, madame de La Sablière, au début du Livre X. Un plaidoyer extraordinaire dans lequel La Fontaine ridiculise René Descartes, le tenant de l’animal- machine. Les Français se disent volontiers « cartésiens », est-ce bien vrai ?

Pour La Fontaine, faire parler les bêtes est un choix philosophique

Quand naît Jean de La Fontaine (1621), Descartes a 25 ans. Bientôt, il publie son fameux Discours de la Méthode (1637). Descartes y met l’homme au sommet, et place l’animal en inférieur. « L’animal n’a point d’âme – voilà sa faute – après l’erreur de ceux qui nient Dieu, il n’y en a point qui éloigne plutôt les esprits faibles du droit chemin de la vertu que d’imaginer que l’âme des bêtes soit de même nature que la nôtre1. » « Il est stupide de s’extasier du ballet incessant des hirondelles, au printemps : “Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m’en étonne pas ; car cela même sert à prouver qu’elles agissent naturellement et par ressorts, ainsi qu’une horloge […]. Et sans doute que lorsque les hirondelles viennent au printemps, elles agissent en cela comme des horloges.” » (Lettre à Newcastle, 23 novembre 1646). Les bêtes sont des « outils » aptes à une seule fonction, sans capacité d’adaptation. À l’inverse, l’humain sait apprendre, prévoir, s’adapter. Descartes leur nie aussi l’instinct qui serait du domaine du sensible. Car, d’après lui, l’animal est insensible. « Les animaux mangent sans plaisir, ils crient sans douleur, ils croissent sans le savoir : ils ne désirent rien, ils ne craignent rien, ils ne connaissent rien », dira bientôt Malebranche, un théologien fervent adepte de Descartes2. La Fontaine s’indigne : « De certaine Philosophie / Subtile, engageante et hardie. / On l’appelle nouvelle. En avez-vous ou non / Ouï parler ? Ils disent donc / Que la bête est une machine ; / Qu’en elle tout se fait sans choix et par ressort. / Nul sentiment, point d’âme, en elle tout est corps. / Telle est la montre qui chemine, / À pas toujours égaux, aveugle et sans dessein. » (Ibid.) Voilà pour l’hirondelle, qui n’aurait pas de cervelle ! Et plus loin : « L’animal se sent agité / De mouvements que le vulgaire appelle / Tristesse, joie, amour, plaisir, douleur cruelle / Ou quelque autre de ces états. / Mais ce n’est point cela ; ne vous y trompez pas. / Qu’est-ce donc ? — Une montre. — Et nous ? — C’est autre chose. / Voici de la façon que Descartes l’expose ; / Descartes, ce mortel dont on eut fait un Dieu / Chez les païens, et qui tient le milieu / Entre l’homme et l’esprit, comme entre l’huître et l’homme / Le tient tel de nos gens, franche bête de somme. » (Ibid.)

Et La Fontaine de conclure : « Aussi faut-il donner à l’animal un point / Que la plante, après tout, n’a point (la sensibilité, une forme d’esprit) » Mais d’ajouter : « Cependant la plante respire » ! Le voilà bien près d’accorder une existence sensible au végétal… D’ailleurs, dans la fable XVI, « La forêt et le bûcheron », La Fontaine met en scène un bûcheron qui vient couper quelque bois, son gagne- pain. Voici que le manche de sa cognée se rompt. Il supplie la forêt de lui prêter une branche, pour réparer son outil. Il promet encore de ne rien couper. La forêt veut bien le croire ; elle y consent. Mais voici que « L’innocente forêt lui fournit d’autres armes. / Elle en eut du regret. / Il emmanche son fer : / Le misérable ne s’en sert / Qu’à dépouiller sa bienfaitrice / De ses principaux ornements. / Elle gémit à tous moments : son propre don fait son supplice. » « Voilà le train du monde et de ses sectateurs : / On s’y sert du bienfait contre les bienfaiteurs […] » « Mais que de doux ombrages / Soient exposés à ces outrages, / Qui ne se plaindrait là-dessus ? / Hélas ! j’ai beau crier et me rendre incommode, / L’ingratitude et les abus / N’en seront pas moins à la mode. » C’est sans doute l’écho d’une singulière politique de déplantation-replantation consacrée par Louis XIV. Colbert écrit, ce 10 novembre 1674: « Sa Majesté désirant faire regarnir les allées des jardins de ses maisons royales, et même en faire de nouvelles, mande et ordonne aux officiers de la forêt de Lions et autres de Normandie […] de faire arracher et enlever la quantité de plants de chêne, hêtre, charme, aulne, boulin, boursault et autres menus plants qui seront nécessaires3 […] ».

Descartes met l’homme au sommet, et l’animal en inférieur. « L’animal n’a point d’âme-voilà sa faute. »

Claude Desgots, petit-neveu d’André le Nôtre, créateur du jardin à la française, confirme : « En effet, le Roi plantait tous les arbres en mottes, ainsi que les charmilles et dépeuplait les campagnes vingt lieues à la ronde de marronniers et de tilleuls […]4 » Et Louis XIV d’ajouter : « […] il est un âge où ce n’est plus pour soi qu’on plante des jardins, si l’on en use ainsi. » (Ibid.) Malgré les soins apportés, les deux tiers des arbres – trop vieux – en mouraient.

Alors, les Français, cartésiens ou « La-Fontainiens » ? La Fontaine est sans doute le plus populaire, et Descartes est plutôt affaire de connaisseurs. Mais parfois, sans le savoir, la société reprend un concept, une idée qui sert ses intérêts immédiats. Ici, c’est le contrôle de l’homme puissant sur les faibles animaux qu’on maltraite. Ainsi, dans notre culture, pouvons-nous choisir entre ces deux visions ? La Fontaine : un poète- philosophe, sensible, qui croise notre aspiration d’harmonie entre l’humain et la nature. Que notre vie en dépende, ça n’eût pas étonné notre fabuliste.

1. Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, plus la dioptrique, les météores et la géométrie, 5e partie, René Descartes, Leyde, 1637.
2. De la recherche de la vérité, Livre VI, 2e partie, chapitre VII, Nicolas Malebranche, André Pralard, Paris, 1674-1675.
3. Jardins et jardiniers de Versailles au Grand Siècle, Dominique Garrigues, Paris, Champ Vallon, 2001, p. 323.
4. Abrégé de la vie d’André Le Nôtre, Claude Desgots, 1730, p. 226.

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