La question générationnelle est une composante du débat écologique. Mais les rôles sont-ils si bien définis qu’on puisse en faire une lecture tranchée ? Au lieu d’analyser pourquoi une génération vote plus qu’une autre, prenons la question autrement. Nous nous attachons en priorité à l’âge de certains leaders, et aux générations qu’ils touchent. Leur âge propre d’un côté et la frange de population à laquelle ils s’adressent ne sont pas toujours raccord. Une situation qui nuance l’analyse générationnelle.
Partons du cas de Jean-Luc Mélenchon, leader de La France Insoumise, qui a 70 ans. Chose intrigante, son discours parle plus à la génération des 20-35 ans qu’à ceux de son âge nommés les « boomers ». Les jeunes accusent les boomers d’être indifférents aux problèmes écologiques et sociaux, occupés à conserver leurs acquis. Sans se soucier du lendemain. Le paradoxe politique est là : voilà un mouvement conduit par un boomer qui dénonce les boomers, mais qui peine aussi à convaincre… ceux de sa génération. S’en occupe-t-il d’ailleurs ? Apparemment, il ne trouve pas la voie pour s’adresser à eux. Pourtant, la réserve d’électeurs se situe plus chez les boomers qui votent, que chez les jeunes générations qui votent peu. Ne doit-on pas produire un effort spécifique pour les convaincre ? L’homme Mélenchon fait-il un pari sur l’avenir, jetant à l’oubli ceux de son âge, qu’il saurait, a priori, pourtant mieux comprendre qu’un trentenaire ? Étonnant paradoxe, qui semblerait cliver les âges. Doit-on en conclure qu’un leader, par sa fonction même, n’aurait « pas d’âge », ou qu’il est au-dessus des âges ? Dans ce cas, il parlerait indifféremment à toutes et à tous, ce qui n’est pas le cas. Au niveau tactique comme au niveau humain, ce cas d’école pose une question. Mais il n’est pas le seul.
« L’avenir ne se place pas tant dans les certitudes que dans les failles. C’est dans les fissures, dans les interstices de nos habitudes, de nos acquis, de nos cultures qu’il réside. »
À l’opposé de l’échiquier politique, nous trouvons Emmanuel Macron. Voici un homme de 44 ans. Égérie précisément des fameux boomers, sans pourtant avoir du tout leur âge, puisque trente ans les séparent. Il pourrait être leur fils. Malgré le mot de « révolution » qu’avançait le candidat à la présidentielle de 2017, le gouvernement conduit une politique conservatrice, rassurante pour ceux qui y voient un gardien de leur bien-être. En se comportant en « gendre idéal », le leader LREM puis Renaissance a juste ce qu’il faut d’allant dans la forme, et de formel dans le fond. On peut compter sur lui. La révolution n’a pas eu lieu, la renaissa nce adviendra-t-elle ? Ce sont les circonstances qui poussent le président à sortir timidement de sa zone de confort (Gilets jaunes, guerre en Ukraine, bouleversement climatique). L’homme de 44 ans parle donc plus à ses parents qu’à ses pareils en génération. Et l’on attendrait, précisément de son âge, une sensibilité plus marquée à la crise climatique, qu’il ne porte pas. Tout est-il alors question de lobbys, ou de positionnement stratégique ? Pour une part sans doute, mais c’est tout autant une question de la culture propre à chacun de ces deux-là. Le monde serait bien simple, ramené à une équation générationnelle qu’il faut dépasser. Car les générations sont mouvantes, et très paradoxales.
Le paradoxe de la jeunesse
Un autre paradoxe est celui de la jeunesse mobilisée pour le climat. Mais tout jeune de 18 à 30 ans qui a une expérience militante (mouvements, marches diverses pour le climat) sait que ce ne sont pas « les jeunes » mais certains jeunes, et minoritaires en nombre, qui luttent pour le climat, qui se font entendre. Les médias les relaient assez bien pour des motifs divers – encourager ou faire peur selon les cas. Mais leur surface critique reste mince. Pourquoi ? C’est que, ne restant pas éternellement « jeunes », beaucoup songent à leur emploi, leurs enfants nés ou à naître. Ils ne se voient pas prendre le risque d’une vie incertaine, délaissant des structures et un modèle social éprouvés. Même si le modèle en question est exténué et remis en cause notamment par l’évolution de la nature. Nombre de jeunes ne font donc pas mieux ni autrement que les boomers. Plus conscients que leurs aînés du changement climatique, ils n’en sont pas moins furieusement démunis. Finalement, se détournant de la politique, les jeunes nonengagés, tout comme engagés, votent peu, et semblent guère concernés par des discours hors-sol, ambigus, ou sans vision d’avenir. Leur paradoxe à eux, c’est de partir avec espoir dans la vie et désespérés en politique. Il existe enfin un paradoxe idéologique pour une part de la jeunesse activiste référencée de gauche.
Nourrie d’écrits marxistes ou postmarxistes, elle a son analyse classique de la lutte des classes. Mais en matière d’écologie, marxisme et écologie ne se recoupent pas. Si Marx se désespérait, de voir que le recyclage des déjections à Londres était défaillant, il applaudit enthousiaste à la chimie agricole de Justus von Liebig. Enfin, les marxistes n’ont pas une considération extrême pour l’humain de la terre qu’est le paysan. Marx était un homme de son temps, et in fine productiviste. Les activistes de 2022 ne peuvent donc se réclamer ici que de références partielles. Le libéralisme est plus serein, sans trop de contradictions internes : à peu près cohérent avec lui-même, des racines à nos jours. Il espère avancer toujours de la sorte, vers une exploitation des ressources infinies, et une sorte d’éternité mercantile. Mais la terre fixe ses limites qui contredisent à leur tour un libre marché à la fois idéal et mortifère.
Nos activistes complètent enfin leur analyse par des références aux mouvements altermondialistes anglo-saxons. Ces mouvements comme la désobéissance civile et la non-violence sont nés de frictions raciales exacerbées, et de luttes environnementales fondatrices du XXe siècle. Les jeunes sont donc multiculturels dans leur formation. Cela leur donne une belle ouverture, qui peut aussi s’accompagner d’une certaine fermeture à la culture de leur propre pays. Sans qu’ils en soient forcément conscients. Cherchant leurs exemples ailleurs, ils posent aisément la question de l’activisme au niveau planétaire. Mais la question existe à un niveau territorial, celui d’un pays ou d’une région. Leurs inspirateurs ont d’ailleurs mené des luttes ancrées très spécifiquement dans un territoire, et une culture souvent nord-américaine. Cela pose donc la question de la transposition et de la poursuite des actes et des luttes, dans un autre temps et une autre culture.
« Les jeunes accusent les boomers d’être indifférents aux problèmes écologiques et sociaux, occupés à conserver leurs acquis. »
On ne peut négliger ici l’influence de films et de documentaires. Ils eurent leur temps, en faisant un « tour du monde » de l’écologie, saisissant sur le globe les meilleures initiatives, les meilleurs penseurs, les essais prometteurs sur le sujet. Utiles, voici une petite dizaine d’années, nous n’en sommes peut-être plus là. La question de l’empreinte carbone se pose d’ailleurs : y a-t-il une catégorie de « pollution vertueuse » pour se déplacer, si c’est pour documenter ou interroger la cause écologique ? Ne peut-on faire autrement, à l’heure où l’information circule de bien d’autres manières ? Et puis, ne fait-on pas, en écologie, plus facilement le tour de la planète que le tour de son quartier ? L’enjeu est autant dans la proximité que dans l’éloignement. Convaincre ses voisins, qu’ils soient de la même culture ou pas, de la même catégorie sociale ou non, demande un investissement crucial. C’est le résultat qu’il faut mesurer, et il n’est pas toujours en rapport avec l’investissement financier en regard. Qu’il faille des égéries à l’écologie, c’est naturel et utile à toutes les causes. Mais l’écologie- spectacle doit avoir des limites tracées, sans quoi elle accrédite le fait que ce serait l’affaire de quelques-uns favorisés. Et non un destin collectif. En d’autres termes, il serait dommage d’accréditer dans le public, l’idée d’un tourisme éco anxieux ambigu. Voir une catastrophe, ce n’est ni la vivre, ni agir contre, ni la comprendre, ni forcément réagir. Quand plus de 20 000 hectares disparaissent dans les Landes en 2022, c’est aussi affligeant que l’Amazonie, pour la nature et pour les humains qui y vivent. Cela parle à la nation, et on attend une saga qui la retrace.
Pour faire comprendre l’écologie, il est aussi essentiel de parler le langage de son territoire et de sa culture. Le concept de jardin planétaire du jardinier, Gilles Clément, ne va d’ailleurs pas sans une conscience accrue du jardin d’hyperproximité, qui est celui du pas de notre porte.
Le temps des questionnements
Ces contradictions – mêlées à l’accélération du réchauffement climatique – font que beaucoup de jeunes et moins jeunes s’interrogent dans les mouvements alternatifs. Conscients de modes de lutte parfois essoufflés, en perte de motivation ou d’inspiration. L’avenir est-il vraiment de crier dans la rue ? Qu’allons-nous faire maintenant pour qu’enfin, ça bouge ? Quels autres moyens, quelles actions ? Comment influer plus vite à la fois sur les lois et sur les citoyens ? Plus le dérèglement climatique s’accentue, plus efficace doivent être l’action et le langage. Oui, on peut compter sur la peur pour convaincre une partie du public. Mais la prise de conscience est du domaine de la psychologie autant que du factuel.
« Tout jeune de 18 à 30 ans qui a une expérience militante (mouvements, marches diverses pour le climat) sait que ce ne sont pas « les jeunes » mais certains jeune, et minoritaires en nombre , qui luttent pour le climat et qui se font entendre. »
Dans l’activisme, un certain niveau de victoire et de visibilité est gagné. Mais pour convaincre plus largement, il faut sans doute renouveler ses mots et ses thèmes. Ne faut-il pas prendre de la distance avec les modèles à suivre, et un certain « prêt-àporter » de l’activisme ? Diversifier les arguments, les âges, les sujets et les couches de population concernées. Sinon ce ne serait pas une victoire sociale. Un langage teinté d’idéologie pour défendre la planète a peu de chances de convaincre ; pourquoi ? C’est qu’il semble avoir réponse à tout, mais dans un certain prisme donné. Un solutionnisme doit-il en remplacer un autre ? C’est parfois insuffisant et semble relever du miraculeux, qui alimente le doute.
Les éléments du langage écologique ont tout intérêt à se dépolariser. En répétant le mot « néolibéralisme » comme source de tous les maux, par exemple. Mais combien savent vraiment ce qu’est le néolibéralisme ? Il faut alors plus qu’une opinion engagée, des concepts ou des anti-concepts pour convaincre. « Sobriété » n’est pas plus attractif, sans explication de texte et de situation. Développer des mots simples, adaptés, créatifs, inventifs. Trouver des équivalents, des synonymes, des parallèles, des croisements et des recoupements. Être accessible, dire ce que les gens peuvent comprendre et sentir, dans un temps donné. Être avec eux. Car tout le monde n’est pas économiste, politisé ou militant. Ce travail sur le mot et l’expression, mené par des passionnés, est un travail créatif et introspectif essentiel. Le militant s’oublie parfois ou met au second plan sa personne derrière la cause. Ici, il faut le pousser à sortir des automatismes, et l’inviter à parler de soi. Se renouveler nécessite de se livrer – à soi-même et aux autres – plus intimement. C’est au fond le b.a.-ba de la politique, mais revisité à sa base : être à la fois le messager et l’incarnation. Le langage tout fait, comme les déductions clés en main, pourrait faire le malheur d’une politique qui adopterait un masque au lieu du vrai partage. C’est dans l’effort d’une créativité individuelle que va naître une créativité collective et engageante. Elle trouvera ensuite sa traduction propre, au niveau politique.
Dépolarisation et inspiration
Le renouvellement d’urgence de l’inspiration va de pair avec l’urgence climatique. Les modèles libéraux comme antilibéraux sont en perte de vitesse, niant la réalité pour les premiers, se répétant pour les seconds. Si la vétusté atteint ces deux blocs, c’est le moment d’inventer, et c’est une bonne nouvelle. L’avenir ne se place pas tant dans les certitudes, que dans les failles. C’est dans les fissures, dans les interstices de nos habitudes, de nos acquis, de nos cultures qu’il réside. C’est dans la plasticité que réside l’espoir de l’évolution. Sans quoi ce n’est pas l’avenir, mais une réédition conservatrice et réductrice. Nous étouffons en réalité de certitudes très incertaines, et nous le savons bien. Est-ce pour cela que « nous n’y croyons plus », qu’une lassitude insidieuse s’installe, comme un repli sur soi ?
Le premier temps à venir est celui de l’inspiration, dont la culture et l’art sont des porteurs essentiels. Après la crise du Covid-19, on assiste depuis quelques mois à un fleurissement de collectifs d’artistes. Beaucoup sont engagés de manières très diverses pour l’écologie. C’est le signe que la jeunesse s’empare de la culture comme d’un outil de conviction à la fois grave et joyeux. La culture retrouve ainsi une utilité, une légitimité accrue, dépassant son simple usage et sa consommation.
« L’avenir est-il vraiment de crier dans la rue ? Qu’allons-nous faire maintenant pour qu’enfin, ça bouge ? Quels autres moyens, quelles actions ? Comment influer plus vite à la fois sur les lois et sur les citoyens ? Plus le dérèglement climatique
s’accentue, plus efficace doivent être l’action et le langage. »
La dépolarisation que nous évoquons favorise et libère la multiplicité d’initiatives stimulantes et inattendues. En semblant s’éloigner de la politique, elle constitue en fait les fondements d’une autre vision citoyenne et politique. Une réappropriation par l’intime de la politique, qui la rend motivante et accessible. On peut comparer cela à la « re-naissance » d’une conscience politique. Le second temps est celui d’un modèle évolutif qui s’en dégagera, diversifié sous des formes insoupçonnables, et qui amènera un certain type de victoire. Le troisième temps sera celui de la traduction législative et politique de ces expériences, à une échelle nationale et internationale. Dans les trois moments de cette évolution, l’écologie culturelle a un rôle à jouer : réunir, créer, éliminer les clivages artificiels, rassembler autour de valeurs partagées, dans la dynamique du bien commun et de la République.
Cette perspective psychologique et politique est du ressort de l’intime comme du collectif, éléments essentiels de l’écologie culturelle. Elle défie la lecture générationnelle basique de notre société. Elle questionne sur les paradoxes qui sont de toutes parts, et soutient que, pour développer un nouveau projet de société, tous doivent sortir de leur zone de confort. Le positionnement d’un candidat politique – quel qu’il soit – est toujours foncièrement culturel. L’activisme et le vote sont les deux faces d’un moment dédié à l’inflexion de notre culture commune. En écologie, la réponse ne peut être donc, aussi, que culturelle. Vieux, jeunes, mûrs et autres, c’est une majorité qu’il faut entraîner, et pas seulement une génération, une frange ou un groupe. La lecture culturelle offre des outils pour convaincre et entraîner largement, quels que soient l’âge et l’origine, vers une écologie inclusive et non discriminante.