Les récents scandales concernant le rôle des cabinets internationaux comme l’américain McKinsey et le français Cap Gemini dans les affaires de l’État ont ému l’opinion. Non seulement leur intervention coûterait cher au contribuable, mais l’influence de ces puissantes entreprises privées pourrait infléchir les décisions politiques, voire s’y substituer. C’est ce « putsch rampant » des cabinets au sommet de l’État que dénonce le livre enquête Les Infiltrés de Caroline Michel-Aguirre et Matthieu Aron (Allary Éditions). L’image de la profession, auprès des administrations locales cette fois, n’est guère plus reluisante dans le dernier roman de Nicolas Mathieu, Connemara (Actes Sud). Mais au-delà de la caricature brossée par l’écrivain, la figure du consultant est devenue omniprésente dans les collectivités territoriales. Omniprésente, car incontournable pour des élus locaux qui, au fil des années, se sont vu déléguer une série de responsabilités sans recevoir en parallèle les moyens humains, techniques et financiers pour les exercer pleinement.
Le retrait de l’État dans l’accompagnement des collectivités en matière d’urbanisme, d’aménagement et de finances locales a connu une accélération à l’aube des années 2000. En effet, l’Union européenne a décidé que les prestations d’ingénierie de l’État aux collectivités territoriales pouvaient être considérées comme une entrave à la concurrence. La politique de Nicolas Sarkozy concernant le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite (RGPP) a touché prioritairement les administrations décentralisées et précipité le mouvement. Adieu D.D.A./D.D.E. et autres services étatiques de proximité, bonjour cabinets privés ! L’air du temps est depuis deux décennies au libéralisme économique : la « modernité du privé » supplante dans les esprits « la bureaucratie publique des collectivités » qui privatisent massivement leurs services, notamment la gestion de l’eau et des déchets.
« Adieu D.D.A/D.D.EE et autres services étatiques de proximité, bonjour cabinets privés ! »
Fondateur de l’un des plus importants cabinets de conseil français (CMK), Michel Klopfer relativise : « Ce sont plutôt les grandes collectivités qui font appel aux conseils. Dans les communes de moins de dix mille habitants, les parts de marché des consultants sont plus modestes. » Outre les gros cabinets comme KPMG, Deloitte ou PricewaterhouseCoopers, le monde du consulting est une nébuleuse de milliers de petites structures indépendantes composées d’une, de deux ou de trois personnes, généralement très spécialisées.
Manque d’expertise interne
Si la fascination pour le privé et l’externalisation des services sont en déclin, le recours aux cabinets de conseil ne peut qu’augmenter, car on ne cesse de transférer des compétences aux collectivités. « On constate une forte croissance des cabinets offrant des prestations techniques sur les dossiers environnementaux, explique Stéphane Cadiou, professeur de sciences politiques à l’université Lumière- Lyon-II. Embarquées depuis les années 2000- 2010 dans la transition énergétique, les collectivités territoriales doivent en effet mettre en place des plans climat-énergie pointus sans avoir les ressources internes pour le faire ; elles doivent donc nécessairement passer par l’aide d’un cabinet de conseil. » Le même phénomène s’est produit à la fin des années 1990 quand le gouvernement Jospin a créé des contrats locaux de sécurité. Les collectivités devaient s’engager par contrat avec l’État sur des politiques de sécurité, mais elles étaient souvent incapables de faire les diagnostics sans l’appui d’une expertise extérieure. « Ce sont les politiques publiques qui génèrent des marchés dans lesquels s’engouffrent les cabinets », relève Stéphane Cadiou.
Il y a deux types d’interventions pour un cabinet de conseil. Soit il s’agit d’une prestation de maîtrise d’œuvre, par exemple, une étude technique préalablement définie dans une commande de la collectivité. Soit il s’agit d’assistance à maîtrise d’ouvrage, c’est-à-dire une prestation d’accompagnement des élus sur une demande plus large et stratégique. Quand une collectivité demande à un cabinet de l’aider à accoucher d’un projet à long terme, voire d’un plan de mandat, le risque est accru de voir le rôle du consultant empiéter sur celui du politique.
« C’est de la responsabilité des décideurs de contrôler le travail des cabinets, note Stéphane Cadiou. C’est moins le cabinet de conseil qui pose problème que le dessaisissement du politique et le non-contrôle de la délégation. » Une situation que rencontre couramment Michel Klopfer : « Je dis souvent à mes interlocuteurs qu’ils devraient profiter de la collaboration avec un cabinet de conseil pour créer des compétences internes. » Selon ce consultant, la plupart des élus locaux « ont du mal à définir leurs besoins, donc à établir des cahiers des charges techniques et à évaluer les rapports qualité- coût ». Ils finissent par négocier un prix à la journée ou à l’heure, ce qui peut s’avérer onéreux, sans garantie d’efficacité.
Une carence de vision politique
Parfois, le recours au cabinet de conseil est une solution ponctuelle de facilité : l’élu fait porter par un tiers une solution qu’il a l’impossibilité d’imposer lui-même en raison de dissensions dans sa majorité ou de conflits entre services administratifs. Mais si les structures de consulting sont aussi présentes dans l’action locale, c’est, d’après Stéphane Cadiou, à cause d’une carence de vision politique territoriale à gauche comme à droite. « Les partis politiques ont abandonné toute réflexion programmatique sur les collectivités territoriales, déplore-t-il. Dans les années 1970, ils fournissaient à leurs candidats des documents de l’épaisseur d’un livre, aujourd’hui c’est à peine un feuillet. »
Comme on demande de plus en plus aux collectivités locales d’élaborer des stratégies de développement, les élus vont chercher de l’aide ailleurs, chez les consultants privés ou dans des réseaux d’expérience de tous bords. Sans en arriver à la « République des consultants » dénoncée par certains observateurs, la tendance pousserait à une standardisation des politiques territoriales. Est-ce l’une des raisons de la progression de l’abstention, y compris dans les élections municipales ? Considérant que l’action publique locale ne peut se limiter à une affaire de bonne gestion consensuelle, de plus en plus de voix s’élèvent pour une repolitisation des enjeux locaux.