Mégafeux de forêts en Gironde, vagues de chaleur tropicale jusqu’à Brest, orages de grêle en rafales, tempête meurtrière en Corse, et sécheresse record… les effets du dérèglement climatique ont jalonné l’été 2022. Désormais, la quasi-totalité des responsables politiques l’a admis : l’urgence d’une action politique s’impose. Les scientifiques, qui ont lancé l’alerte depuis des années, ne demandent qu’à mettre leurs connaissances au service de l’intérêt général. Et cet apport peut s’avérer précieux pour les élus.
En effet, que l’on vive au bord de la mer ou en massif montagneux, les précieuses données globales des experts du Groupement international d’experts du climat (Giec) ne s’appliquent pas de la même manière. C’est pour cela que la région Normandie a créé, en 2019, un Giec normand, confié à des chercheurs du cru, pour établir un état des lieux et esquisser des axes de travail adaptés à la situation locale. Les deux universitaires qui coprésident ce groupe d’experts, Stéphane Costa (reconnu pour ses travaux sur le littoral) et Benoît Laignel (membre du Giec mondial) ont été approchés directement par la région. « Le politique a pris l’initiative, et tout au long de nos travaux, nous sommes restés en relation très étroite avec le président de région, son staff, les élus et leurs collaborateurs chargés du développement durable », souligne Benoît Laignel. Au bout d’un an, les scientifiques sont partis en tournée (une quarantaine de dates) pour présenter leurs travaux aux acteurs du territoire – élus régionaux, maires, chambres d’agriculture, enseignants, entrepreneurs, etc. – et les sensibiliser à la réalité du changement climatique en Normandie. « Nous avons fait cela bénévolement, impliqués en tant que citoyens », précisent les universitaires, qui attendent désormais les financements promis par le président Hervé Morin afin de combler les lacunes de leurs premières données et avancer sur de nouveaux thèmes.
« Si le recours aux « savants » est évident face à la complexité des questions posées par le changement climatique, les relations entre élus et scientifiques restent embryonnaires »
Depuis quelques années, des Grec (Groupements régionaux d’experts du climat) se mettent en place un peu partout, à l’initiative des régions, mais pas seulement. Ainsi, la métropole de Rouen a-t-elle créé, dès 2017, un groupe d’experts du climat que préside aussi Benoît Laignel : « Les scientifiques normands ont toujours eu le soutien des autorités régionales, peut-être plus qu’ailleurs », se réjouit-il.
Curiosité et volonté de contact
Si le recours aux « savants » est évident face à la complexité des questions posées par le changement climatique, les relations entre élus et scientifiques restent embryonnaires. Pour Christian Paul, qui coordonne la chaire « Transformation de l’action politique » de Sciences Po Lyon, c’est une question d’état d’esprit : « Du côté des élus, il faut de la curiosité, une ouverture d’esprit. Les chercheurs, eux, doivent accepter d’aller au contact, de sortir de leur tour d’ivoire », estime l’ancien député socialiste de la Nièvre. Le Pays Nivernais Morvan (200 communes, 60 000 habitants), qu’il préside actuellement, a recruté un jeune chercheur en sciences politiques pour travailler sur l’initiative « Territoire zéro chômeur longue durée ». « Qu’attendons-nous de la recherche ? » s’interroge Christian Paul. « Les territoires peuvent vouloir des recherches indépendantes qui produisent de la connaissance sur un sujet précis, et ils peuvent aussi avoir besoin d’évaluation, par exemple avec des études d’impact. Mais le plus important, c’est la recherche-action qui implique que les chercheurs soient embarqués dans une politique publique dès le départ, ou à des moments clés. Cette démarche sort du travail académique et demande au chercheur de mettre les mains dans le moteur. »
Pour beaucoup d’élus, la pandémie a été un déclic. « Face à un problème qui n’avait pas été anticipé, il a fallu improviser au niveau local comme national. C’était la preuve par l’absurde de la nécessité de travailler en amont avec des scientifiques », analyse Jean-Luc Delpeuch, ancien maire de Cluny (Saône-et-Loire) et président de la communauté de communes du Clunysois (42 communes, 14 000 habitants). Cet ancien président de HESAM Université, établissement supérieur qui regroupe notamment les écoles nationales d’Arts et Métiers, est convaincu depuis longtemps que si la recherche et l’innovation sont les pivots du développement pour les entreprises, elles devraient pouvoir profiter aussi à l’action politique publique.
Mille doctorants dans les territoires
En 2012, le Clunysois embauchait son premier doctorant, un jeune sociologue qui participa à la conception et la mise en place d’un lieu de ressources administratives, cette structure de services publics que l’on appelle aujourd’hui maisons France Services. « Cette temporalité de trois années pendant lesquelles le chercheur travaille au sein des équipes locales tout en ayant le loisir de préparer, d’écrire et de soutenir sa thèse est très adaptée aux projets territoriaux », mesure Jean-Luc Delpeuch. Il a décliné son initiative au plan national grâce à un programme intitulé « Mille doctorants dans les territoires », une plate-forme Internet qui met en contact les collectivités, les laboratoires de recherche et les thésards. En quelques années, deux cent cinquante contrats ont déjà été conclus dans ce cadre. Imaginée pour aider en priorité les collectivités démunies de la ruralité, la formule a même été utilisée à… Paris !
Certains laboratoires sont très ouverts sur les territoires – sociologie, géographie, architecture – car cela apporte des nouveaux financements à une recherche plutôt paupérisée dans les sciences sociales. Seul bémol souligné par Christian Paul : « Les chercheurs sont évalués sur des travaux académiques plutôt que sur des recherches-actions ; cela peut dissuader. » Rapprocher ces mondes aussi éloignés, c’est aussi la mission de la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (POPSU) via des projets de recherche-action qui ont déjà mobilisé depuis 2004 plusieurs dizaines de villes, grandes et petites, et près de quatre cents chercheurs.
De l’étude de cas au cas d’école
Chaque laboratoire retenu – une quinzaine de lauréats par an – reçoit un financement public de 30 000 euros pour ses frais de recherche. Et souvent, l’étude de cas devient un cas d’école. Ainsi, la commune de Marseillan (Hérault) a-t-elle servi l’an dernier de terrain d’étude sur l’évolution démographique des petites villes touristiques. Les résultats font l’objet d’une publication, grâce à un partenariat avec les éditions Autrement, afin de servir à toutes ces collectivités dont la population est décuplée en pleine saison. « Je considère qu’un projet est réussi quand la dynamique continue entre chercheurs et élus au-delà de la fin du contrat, affirme Hélène Milet, directrice de POPSU Territoires. Et c’est de plus en plus le cas. »