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Jérôme Fourquet «La France triple A et la France de l'ombre»

Dans son dernier ouvrage co-écrit avec Jean-Laurent Cassely, Jérôme Fourquet livre le récit passionant d’une métamorphose inédite de notre pays où, après la désindustrialisation, deux France se font face, l’une désirable, l’autre de l'ombre... Entretien réalisé par Frédéric Durand
La rédaction
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Publié le 4 juillet 2022
Jérôme Fourquet est politologue et directeur du département « opinion et stratégies d’entreprise » de l’Ifop.

— Vous décrivez dans votre dernier ouvrage, La France sous nos yeux, un pays bouleversé. Quels sont ces principaux bouleversements ?

Jérôme Fourquet : Avec mon co-auteur Jean-Laurent Cassely, nous avons voulu raconter ce que nous appelons « la Grande métamorphose », à savoir la transformation profonde du pays engagée à partir du début ou milieu des années 1980 jusqu’à nos jours. Avec d’abord « le changement de modèle économique », car nous sommes passés d’une économie qui était structurée par la production à une économie très puissamment tertiarisée, avec pour principaux moteurs la consommation, les loisirs et le tourisme.

Cela a bouleversé les choses en termes d’aménagement du territoire, en termes de paysages, mais également en termes de sentiment d’appartenance et de conscience de classe, et in fine, ça a aussi eu des répercutions électorales et politiques.

Michael Eisner offre à Jacques Chirac, Premier ministre, un celluloïd de Blanche-Neige recevant la pomme empoisonnée des mains de la sorcière. Le symbole est fort et a été largement utilisé par les opposants à ce projet. © Capture d’écran – L’INA.fr

Ce processus s’est fait au long cours, mais si on devait retenir une période, on pourrait prendre le printemps 1992. En Île-de-France, le 31 mars 1992, c’était la fermeture définitive de Renault Billancourt. Il y avait encore 4 000 ouvriers dans cette forteresse ouvrière qui a marqué notre histoire sociale et politique. Et le 12 avril 1992, soit moins de deux semaines plus tard, c’était l’inauguration en grandes pompes de Disneyland Paris. On est alors passé d’un monde de la production à une économie touristique, récréative. Il y a aujourd’hui entre 15 000 et 16 000 salariés hors période Covid chez Disney, ce qui en fait le premier employeur monosite de France.

On voit comment on a basculé d’un imaginaire francilien marqué par la ceinture rouge, avec ses grands sites de production, sa culture ouvrière et ses mairies communistes, à une Île-de-France tournée vers le tourisme. Disney, c’est la première destination touristique européenne, donc en termes d’aména­gements du territoire, de paysages mais aussi d’imaginaire, on est bien passé d’un monde à un autre.

— De fait, les territoires doivent plus que jamais se rendre désirables. C’est le sociologue Jean Viard qui parle de désirabilité des territoires, mais toutes les régions n’ont pas les mêmes atouts…

JF : Oui, du fait du poids économique croissant du tourisme mais aussi d’un autre secteur économique extrêmement puissant : celui de la construction, du BTP et de l’immobilier. Avec une économie qui s’est très fortement résidentialisée. Ce sont les thèses de Laurent Davezies, par exemple, qui parle d’une économie résidentielle ou présentielle, notamment sur les littoraux. Il soutient que même sans activité économique intrinsèque, de type industriel ou autre, le simple fait de gagner en population fait tourner la machine, parce qu’il faut loger ces gens, les nourrir, les soigner.

Avec ce poids croissant de l’économie résidentielle et touristique, la désirabilité des territoires, qui a toujours été un enjeu important, devient donc un enjeu absolument structurant. Historiquement, dans une économie de la production agricole, par exemple, la valorisation était le fait de terroirs qui étaient les plus fertiles ; dans une économie industrielle, c’était soit la présence de gisements de matières premières (la houille, le fer), soit la proximité avec des axes d’approvisionnement (des canaux, des fleuves, le chemin de fer).

Aujourd’hui, dans cette économie présentielle, c’est l’attractivité et la désirabilité touristique et résidentielle d’un territoire qui prime.

Nous avons cartographié l’inégale désirabilité des territoires, et ce que Jean-Laurent Cassely appelle « la lutte des places », qui ne s’oppose pas à la lutte des classes mais où chacun bataille pour avoir accès au meilleur morceau de la carte de France. Avec tout en haut de l’affiche ce qu’on a appelé la France triple A, celle qui est instagrammable, les endroits où on veut habiter ou partir en vacances, qui nous font rêver. Et puis tout en bas de l’affiche, la France de l’ombre, celle qui fait figure de repoussoir, où les prix de l’immobilier sont peu élevés et où on veut à tout prix éviter d’habiter.

— Une France de l’ombre pourtant très utile, dites-vous…

JF : Oui, tout en haut, il y a cette France triple A, c’est le cœur des métropoles, les littoraux ; dans les massifs montagneux, ce sont les stations d’altitude où il y aura encore de la neige pour quelques années, c’est plutôt la partie sud du pays — Provence et autres — où il fait beau et où on part en vacances. Et puis à l’autre extrémité, ce sont les vieux bassins industriels en crise, les zones rurales les plus excentrées et dévitalisées, mais également un certain nombre de zones périurbaines où se concentre ce qui reste d’activité productive, c’est justement là que se loge toute une partie des salariés de l’ombre, qui font tourner la machine économique.

Ces territoires de la France de l’ombre sont donc bien évidemment nécessaires, un peu à la manière des coulisses d’un théâtre.

— Peut-on dire que c’est aussi la France des Gilets jaunes ?

JF : C’est ça. On a typiquement un reste d’activité productive (encore quelques usines ou autres), des zones agricoles, mais surtout toute l’infrastructure logistique (les entrepôts Amazon, de livraison…). Ce n’est pas une France désirable, celle où vous habitez à côté d’un entrepôt, ou en périphérie d’une zone commerciale. Mais c’est absolument vital. C’est souvent là qu’habitent les travailleurs de l’ombre.

Ou bien encore dans les banlieues difficiles, certaines banlieues populaires. Une France où les gens ne sont pas très heureux de vivre. Et pour autant, ces territoires-là, bien que non désirables, remplissent des fonctions essentielles pour la société tout entière.

Et notez que dans le cadre de la transition écologique, comme par hasard, c’est plutôt là qu’on va localiser les moyens de production des énergies renouvelables. Les éoliennes, les fermes de panneaux solaires, des équipements qui ne seront pas sur la côte, ou dans les beaux quartiers. On va les installer dans des endroits où le foncier ne coûte pas cher et où on dira aux gens « bah, de toute façon, c’est déjà un peu moche chez vous, donc voilà, une éolienne de plus ou de moins… »

« La classe ouvrière n’a pas disparu, mais aujourd’hui, elle ne fabrique plus guère d’objets, elle est concentrée et absorbée dans toute la chaîne logistique »

— Vous dites que l’ouvrier de la logistique a remplacé l’ouvrier de l’usine. Mais cela fait changer aussi les mentalités, ce n’est pas tout à fait la même chose de travailler dans un entrepôt logistique d’Amazon que de travailler dans une usine où l’on fabrique des choses et où il y avait davantage de lien social…

JF : Oui, car à côté du changement des paysages, ou d’échelle de désirabilité, il y a des conséquences sociologiques. La classe ouvrière n’a pas disparu, mais aujourd’hui, elle ne fabrique plus guère d’objets, elle est concentrée et absorbée dans toute la chaîne logistique.

Il y a 400 000 chauffeurs routiers en France aujourd’hui. Donc plus que d’agriculteurs. De la même manière, le camion a remplacé le train, le bitume et l’autoroute ont remplacé le chemin de fer, et on a vu disparaître les cités cheminotes qui avaient un rôle sociologique structurant.

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Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely,  La France sous nos yeux,
Le Seuil, 7 octobre 2021, 496 p., 23 €.

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