Les États mettent en avant leur coopération. Mais dans le même temps, ils sont des compétiteurs économiques, technologiques… Et cette compétition prend la forme d’affrontements numériques permanents.
Malgré le discours dominant sur la transparence dans les démocraties occidentales, la part d’ombre de l’État est-elle inéluctable ? Peut-on dire qu’elle est légale ?
Sébastien-Yves Laurent : En effet, il y a, depuis une trentaine d’années, un discours très puissant sur la transparence qui est aujourd’hui fortement banalisée. Et en même temps, il est facile de faire le constat, souvent à l’occasion de crises internes ou externes de l’État, qu’il y a des zones d’ombre. C’est un peu le point de départ de mon livre. Je pense que, non seulement, cette part d’ombre est inéluctable, mais qu’elle ne va pas se rétrécir. Cette part d’ombre – cet État secret ou clandestin – est inscrite dans cette forme sociale très particulière qu’est l’État. Elle n'est pas un accident, ni une phase terminale de son histoire. L’État était à l’origine, lorsqu’il s’est construit dans sa forme occidentale au Moyen Âge, totalement secret. Il s’est lentement publicisé, notamment sous l’influence de l’idéologie libérale au XIXe siècle. Et au moment où l’État se publicisait, il a aussi commencé à construire une partie secrète qui, dans ce nouveau contexte de publicité, paraissait un phénomène un peu hétérodoxe, alors que c’est de là que vient l’État. Aujourd’hui, dans nos vieilles démocraties – États-Unis, France et Grande-Bretagne –, on peine à l’imaginer.
« L’État était à l’origine totalement secret lorsqu’il s’est construit dans sa forme occidentale au Moyen Âge »
J’ai donc voulu montrer ce jeu entre publicité, transparence et persistance du secret. Quant à la légalité, les démocraties libérales se sont efforcées d’entrer dans un mouvement d’institutionnalisation et de légalisation de l’État secret. Il y a donc toute une composante secrète de l’État qui est légale. Et aussi une autre qui est l’État clandestin. Ce n’est pas pour autant un État illégal. Il est dans une zone que j’appelle, à la suite du doyen Carbonnier, le « non-droit ».
Pouvez-vous préciser ces deux concepts d’État secret et d’État clandestin ?
S.-Y. L. : J’ai créé le concept d’État secret dans un livre publié en 2009, Politiques de l’ombre (Fayard), où j’étudiais sa formation en France au XIXe siècle. J’ai repris ce travail pour ce nouveau livre, en l’étendant à deux autres pays et en étirant la perspective historique. L’État secret, c’est la composante de l’État qui demeure secrète tout en étant inscrite dans un cadre légal. On peut dire qu’elle est rendue légitime parce qu’elle est rendue légale par l’État. Cet État secret naît à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle avec l’institutionnalisation des services de renseignement qui entrent alors dans leur modernité et il ne cesse de s’élargir. Tous les processus relativement récents mis en place dans les démocraties libérales, où les services de renseignement ont été dotés de statuts et soumis à un contrôle parlementaire, visent à renforcer l’État secret légal.
« L’État clandestin n’est pas un État illégal. C’est l’État qui se déploie de façon secrète, mais dans un cadre de non-droit. Ce que dit le clandestin d’État, c’est que le droit dans les démocraties libérales, contrairement à la fiction dominante, n’embrasse pas tout. »
Quant à l’État clandestin, c’est un concept que j’ai créé à l’occasion de ce dernier livre. Le clandestin est chargé de négatif, à mon avis à tort, et assimilé à un régime d’illégalité. Or l’État clandestin n’est pas un État illégal. C’est...