Quels liens existent entre la rédaction d’un courrier pour un usager d’un service public, la transcription d’une réunion de direction et la détection de fuites sur un réseau d’eau ?
Réponse : toutes ces missions, qui engendrent souvent des tâches chronophages pour les agents publics, peuvent être assistées par l’intelligence artificielle (IA).
Depuis un an et demi, avec l’arrivée de Chat GPT, une révolution est en marche. Celle de l’automatisation des fonctions intellectuelles. L’IA générative, capable de produire des textes, des images, de la musique… en résumé, tout ce qui touche à la création humaine, bouleverse déjà de nombreux secteurs économiques.
« L’IA est avant tout un sujet de politique publique. Elle doit être mise au service de l’intérêt général »
Ne pas rater le train de l’innovation
Côté secteur public, les expérimentations fourmillent. À l’image de France services, où un groupe test de conseillers s’essaie depuis cette année à l’IA nommée « Albert », sensée les accompagner dans les réponses aux usagers. Même démarche du côté de la direction générale des finances publiques pour notamment rédiger des comptes-rendus, mais aussi formuler des réponses aux administrés. Sans parler du ministère des Armées qui se lance également dans l’aventure.
Les collectivités locales ne sont, quant à elles, pas en reste, comme en témoigne Aurélien Mallet, directeur de cabinet de Patrick Ollier, maire de Rueil-Malmaison et président de Dextera, association des collaborateurs de cabinets de la droite et du centre. « Beaucoup d’élus sont sensibles à ces évolutions. Ils ne souhaitent pas rater le train de l’innovation. L’idée est de ne pas se retrouver dans la même situation que Nokia qui n’a pas cru au smartphone. Tout comme les réseaux sociaux qui sont indispensables pour atteindre une cible plus jeune, si l’IA devient un outil incontournable, les mairies doivent s’y engager. »
D’ailleurs, certaines collectivités avant-gardistes ont déjà testé plusieurs procédés. Comme à Blois, où la communauté d’agglomération s’est appuyée sur l’IA pour détecter les fuites sur son réseau d’eau potable.
« Nous devons être vigilants et toujours mesurer si ce que l’on fait va dans le sens du service public »
Jean-Michel Bernabotto, co-président de Dircab, association des collaboratrices et collaborateurs de cabinets des collectivités territoriales de gauche, et directeur de cabinet de Christophe Degruelle, président de la communauté d’agglomération de Blois, raconte :
« Nous avons lancé cette expérimentation sur notre territoire, il y a deux ans. Le procédé étudie les données de nos tuyaux, en fonction des sols, de la météo, des caractéristiques des matériaux, des soudures. Le croisement de ces informations permet de cartographier les zones à risques. Des agents viennent ensuite vérifier sur le terrain l’état des dégâts. Cette méthode a considérablement fait baisser nos cas de fuites », explique le directeur de cabinet.
Pour cet ancien professeur de mathématiques, passionné d’IA, « nous n’en sommes qu’au début. Certaines villes sont plus en avance, car il existe un portage politique particulier. Il existe néanmoins une sorte de sidération face au travail colossal à mener pour transformer ces découvertes en usages concrets ». D’autant que tout va très vite. Tous les six mois, quelque chose de nouveau arrive. « Le temps d’appropriation des collectivités n’est pas celui des avancées technologiques », souligne-t-il. Car si chacun commence à mesurer les gains que peuvent dégager ces évolutions, elles ouvrent aussi la porte à de nombreuses questions.
L’IA, un sujet d’abord politique
D’abord l’éthique, jusqu’où aller et à quel rythme sans altérer la confiance des usagers ? Pour Jean-Michel Bernabotto, les collectivités sont « des tiers de confiance. Il ne faut pas que l’IA soit le vecteur d’une fâcherie supplémentaire qui pourrait entraîner bien plus de conséquences néfastes d’un point de vue démocratique. Nous devons être vigilants et toujours mesurer si ce que l’on fait va dans le sens du service public ».
Une ligne rouge partagée par Jean-François Boyé. « L’IA est avant tout un sujet de politique publique. Elle doit être mise au service de l’intérêt général. Il ne s’agit pas de céder à un effet de mode ou de performance. La question est de savoir comment l’IA peut améliorer la vie des citoyens. Il faut prendre en compte le sentiment d’éloignement de l’administration qui touche toutes les catégories de la population. Il existe un paradoxe entre ce besoin de proximité et une exigence de réponse immédiate des usagers. »
Au-delà, l’enjeu sera aussi celui de l’accompagnement au changement des équipes et des conséquences de ces nouvelles technologies sur la nature même des missions des agents publics.
« Tout comme les réseaux sociaux qui sont indispensables pour atteindre une cible plus jeune, si l’IA devient un outil incontournable, les mairies doivent s’y engager »
Pour Aurélien Mallet, l’IA est en réalité un outil qui, comme par exemple le télétravail, doit intégrer le système parfois complexe des mairies.
« Cela doit nous permettre de gagner du temps et d’améliorer la qualité de notre travail. Par exemple, nous pourrons élargir l’amplitude horaire des standards grâce à l’IA. Mais au final, ce procédé ne remplacera pas les agents. Les collectivités conserveront nécessairement un contact humain. Il y aura toujours une personne derrière la machine. Les mairies ne sont pas des services après-vente », affirme le responsable de Dextera.
Pour Jean-Michel Bernabotto, l’enjeu sera celui de la formation et l’acculturation des équipes afin de réduire les inquiétudes.
« Ce n’est pas une question générationnelle. Tout le monde est perdu. Pour ceux qui veulent se lancer, il faut en priorité expliquer l’objectif de cette nouvelle technologie, combien cela va coûter et comment cela va fonctionner. Il faut aussi nécessairement embarquer dans le projet le directeur général des services. »
Cette agilité des agents publics sera d’ailleurs une des clés des équipes de demain, pour Jean-François Boyé qui pointe l’importance des fameuses « soft skills » ou compétences douces face aux ordinateurs. « Plus la machine sera utilisée, plus les qualités proprement humaines et inimitables par l’ordinateur seront importantes ». Empathie, écoute, capacité à résoudre des problèmes, sens du collectif, curiosité, vision… seront à l’avenir des compétences de plus en plus recherchées.
IA : RETOURS D’EXPÉRIENCES LOCALES
Aux quatre coins de la France, les expériences fleurissent. D’abord à Orléans Métropole, où la direction des ressources humaines a mis en place un « chatbot » ou assistance virtuelle, permettant d’automatiser les réponses des agents concernant leurs congés, leurs carrières, leurs droits à la retraite… Le système a été installé dès 2017. Dans la Drôme, le département a inauguré en janvier 2024 sur son site Internet, ladrome.fr, un outil similaire à destination cette fois des usagers. « Conditions d’obtention d’une aide sociale, sectorisation des collèges publics, dépôt d’une demande de subvention, consultation des horaires d’ouverture d’un service départemental… Notre “chatbot” passe en revue tout ce qui est sur ladrome.fr et vous livre les résultats directement, en vous faisant gagner beaucoup de temps », affirme le département. Au-delà des traditionnelles réponses aux questions, des communes poussent l’IA sur des secteurs plus spécifiques, comme à Massy dans l’Essonne. Ici, l’analyse de la vidéosurveillance a été en partie déléguée à un prestataire privé qui passe en revue la gestion des flux de piétons, de véhicules… Mais avant d’intégrer ces nouveaux procédés à leurs services publics, d’autres territoires préfèrent entourer leur démarche de consultation citoyenne. C’est le cas à Rennes, avec le conseil citoyen du numérique responsable, instance consultative créée en 2021 pour accompagner la ville dans sa démarche numérique. Cette instance citoyenne s’est emparée du sujet de l’IA en 2023, permettant à la ville de s’interroger sur la nécessité de rédaction d’une charte, en vue du déploiement de ces nouvelles technologies.