Du brun partout. Ainsi se présente LA carte du résultat des élections européennes publiée par de nombreux supports de presse. De fait, cette carte électorale s’affiche comme un bulletin de santé de la France et de ses territoires. Elle met en évidence ce que l’on n’a pas voulu voir ou entendre. Entre métropoles, banlieues, diagonale du vide et France rurale, elle dessine un pays fracturé.
Elle traduit une indéniable extension territoriale de la colère : 93 % des communes ont placé Jordan Bardella et le Rassemblement national en tête. “Le RN progresse très fortement par rapport à 2019 dans les communes de petite taille (+10,7 points à 38 % dans les communes de moins de 5 000 habitants) et rurales (+9,6 points à 37,7 % dans les communes hors attraction des villes), détaille Mathieu Gallard, directeur de recherche chez Ipsos pour la Fondation Jean-Jaurès. Alors qu’il stagne dans les pôles urbains : +2,9 points à 17 % dans les communes de plus de 100 000 habitants et +3,1 points à 18 % dans les communes-centre des aires urbaines de 200 000 habitants et plus. Jamais l’écart entre les zones rurales et les centres des métropoles n’a jamais été aussi élevé.”
Sentiment d’abandon
Le vote du 9 juin dernier exprime le sentiment d’abandon qui gagne les habitants de la diagonale du vide : les fermetures d’écoles, de bureaux de poste, de maternité, de centres des finances publiques, la fusion des CAF et des organismes HLM, les usines délocalisées, la déprise démographique, la digitalisation forcée… Dans la France des bourgs et sous-préfectures, tout concourt à renforcer le sentiment de déclassement, comme si ces territoires étaient condamnés à voir construire voies autoroutières, hangars et éoliennes. Emblématique de cette tendance, le département du Cher, qui porte le RN à près de 40 % et le place en tête dans la quasi-totalité des communes tout comme sa voisine berrichonne, l’Indre.
Il faudrait aussi s’attarder sur les scores, bien plus modestes, de l’Alliance rurale portée par Jean Lassalle, qui réalise quelques percées non seulement dans les Pyrénées-Atlantiques de son fondateur, mais également dans l’Aveyron et la Lozère.
Certes, les partis traditionnels et leurs élus locaux continuent de mailler le territoire alors, que comme le souligne Benjamin Morel dans L’Inspiration politique à paraître, les partis politiques qui performent au plan national sont encore pénalisés par leur faible implantation locale. Reste que la progression du RN dans ce domaine est régulière, notamment depuis les élections municipales de 2020 et législatives de 2022 comme le soulignait Luc Bronner dans Le Monde montrant l’enracinement à l’ancienne des députés, sur la base d’une valorisation des pratiques populaires trop souvent méprisées par les élites.
Métropoles/Campagnes : gare au mépris de place
Pour autant, l’opposition métropoles/campagne, ne saurait être systématique, ni la seule grille de lecture du scrutin. Si la plupart des grandes métropoles rejettent le vote RN, d’autres comme Nice, Toulon, Marseille, Nîmes ou Perpignan votent en faveur de l’extrême droite, avec des populations hétéroclites socialement.
En regroupant pour Alternatives économiques les résultats électoraux selon 8 classes de territoires (des territoires ancrés à l’extrême droite, à ceux qui restent ancrés à gauche en passant par des territoires hétéroclites), Olivier Bouba-Olga et le journaliste Vincent Grimault montrent que la carte politique reste complexe. “De nombreux critères (composition sociale, histoire, tissu économique…) s’entrechoquent et aboutissent à des identités politiques très différentes. Autrement dit, il n’y a pas de “vote rural” homogène qui se distinguerait d’un “vote urbain“ très clair”, rappellent les auteurs qui invitent à ne pas céder au “mépris de place” en caricaturant les électeurs de la France rurale en xénophobes.
De même, gardons-nous de stigmatiser les habitants des quartiers populaires en électeurs communautaristes, quand ils peuvent aussi exprimer un attachement aux politiques sociales mises en œuvre localement. À Montreuil, Grigny, Saint-Denis ou Nanterre, le RN est contenu, voire recule.
D’ailleurs, les points communs entre territoires sont plus nombreux qu’on ne le dit : les déserts médicaux et le recul du service public frappent autant, et parfois plus, certaines banlieues des métropoles que les communes rurales. Mais ce n’est pas forcément perçu comme tel par les habitants, mis en concurrence entre eux, insécurisés socialement et économiquement, abreuvés de médias qui attisent les peurs via le buzz et la culture du clash, comme le montre la chercheuse au CNRS Claire Secail.
Retour de la fracture sociale
Si la grille de lecture territoriale est évidemment pertinente, elle ne doit pas faire oublier d’autres lignes de fractures, sociales, éducatives ou économiques. On pense notamment à “La grande peur des classes moyennes” décrite par Le Monde qui se traduit par exemple, par un vote élevé chez les fonctionnaires territoriaux et de la fonction publique hospitalière (40 % en 2022), comme le montrent les travaux de Luc Rouband.
Sur ce point si le RN a élargi son emprise territoriale aussi parce qu’il a élargi sa base électorale en s’adaptant constamment aux attentes et peurs des différentes catégories sociales, assumant risque d’un grand écart programmatique et de revirements spectaculaires sur l’Euro par exemple. Il progresse davantage chez ceux qui se disent défavorisés et dans les catégories populaire mais recueille 20 % chez les cadres et 30 % chez ceux dont le revenu est égal ou supérieur à 3 000 euros par mois, comme rappelle Le Parisien.
“Il bénéficie d’une structure de son électorat très diversifiée, et donc beaucoup plus proche de l’ensemble de la population que les autres grandes formations politiques” met en garde Mathieu Gallard, directeur de recherche chez Ipsos.
La République en danger
Ce constat pose trois questions aux forces républicaines. À la gauche, il renvoie son impuissance à représenter les classes populaires. Les tentatives d’un Fabien Roussel ou d’un François Ruffin pour réconcilier France des bourgs et France des tours n’ont pas — encore – trouvé de concrétisation électorale, alors qu’historiquement leurs propositions placent au premier plan la défense solidaire des précaires, ouvriers et employés.
De même, la question environnementale qui frappe pourtant de plein fouet les catégories populaires (premières victimes de la pollution, du coût des carburants, de la malbouffe, du bruit, et même du scandale de l’amiante) fait office de repoussoir, alors qu’elle devrait susciter l’adhésion. La droite républicaine est également frappée par le rétrécissement vertigineux de son espace politique, atomisée entre le positionnement libéral d’Emmanuel Macron et le glissement de son électorat populaire en masse vers le RN, sur lequel Éric Ciotti se base pour légitimer son ralliement.
Dans une société où le statut social se définit désormais par la capacité à être consommateur, le discours de méritocratie individuelle du “travailler plus pour gagner plus” et du “si tu veux, tu peux”, se heurte au mur de l’argent et de l’héritage. Le travail ne paie plus et l’ascenseur social ne fonctionne pas. Résultat : pas moins de 52 % des Français affirment avoir peur d’être exclus du système économique et de consommation.
Le “en même temps” macroniste a vécu. Avec lui, c’est toute une vision de la politique libérale qui s’effondre. Celle du découpage des publics en segments ou parts de marchés. Celle de l’abandon des classes populaires à l’abstention ou au repli. Celle du mépris des corps intermédiaires et des élus locaux. Celle de la fragmentation et de l’archipélisation des territoires et des populations comme une fatalité.
Désormais, c’est à tous ceux qui se reconnaissent dans la République de construire un contre-projet de société capable de susciter adhésion et fierté populaires pour un renouveau démocratique.