ENTRETIEN

Bertrand Badie « La défaite de la puissance ou comment la guerre a changé de nature »

Spécialiste des relations internationales, Bertrand Badie est professeur émérite des universités à Sciences Po Paris. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages au fil desquels il nous invite à donner toute leur place aux anciens colonisés, à ceux si longtemps dominés par les grandes puissances et à remettre l’humain au centre du jeu.
La rédaction
Dominique Sicot
Publié le 13 mai 2024

— Vous avez récemment codirigé avec Dominique Vidal un ouvrage intitulé Le monde ne sera plus comme avant. Qu’est-ce qui a changé ?

Bertrand Badie : Nous avons fait ce livre, car nous étions inquiets face à l’inflation du terme « retour » en politique internationale. Cette mode, revenue très fort depuis la chute du mur, consiste à affirmer que tout ce qui se produit aujourd’hui n’est que le retour de ce qui existait avant.

Cet « avant » étant lui-même mobile : « avant » la « post-bipolarité », ou « avant » la bipolarité, ou même « avant » la Seconde Guerre mondiale… Or, l’histoire n’offre jamais d’aller-retour, mais toujours des allers simples, tant le contexte ne cesse de changer. Cette inflation du terme « retour » est pernicieuse, car ce terme conduit à un mauvais diagnostic et donc à une thérapie erronée.

Nous voulions affirmer en particulier qu’il n’y avait pas de « retour de la Guerre froide ». Qu’il est même trop simple de parler « d’un retour de la guerre », tant la conflictualité a profondément changé dans sa nature. Que ce n’est pas non plus un retour des nations au sens que celles-ci pouvaient avoir au XIXe siècle, à l’époque du mouvement des nationalités, ni même au sens que lui donnait le XXe siècle au cours duquel se mêlaient déjà un ultranationaliste au Nord et un nationalisme d’émancipation au Sud.

De même, il est totalement infondé de parler d’un retour pur et simple des frontières, ou des territoires à un moment où la mondialisation ne cesse de s’approfondir et de se complexifier.

« L’histoire n’offre jamais d’aller-retour, mais toujours des allers simples, tant le contexte ne cesse de changer »

Nous voulions combattre cette mauvaise tendance, et alerter des dangers propres aux comparaisons abusives et simplifiées. Mais aussi essayer de mettre des mots sur des réalités nouvelles, et d’en faire des concepts pour les analyser de façon plus pertinente.

Le conflit israélo-palestinien montre ainsi qu’il est urgent de traiter la question de la nouvelle conflictualité dans toutes ses dimensions inédites. L’illusion d’Israël, mais aussi de bon nombre d’états, surtout du Nord, est de croire que tout est et demeure dépendant du rapport de puissance. Or, les horreurs du 7 octobre ont montré que celle-ci ne pouvait rien devant la rage, que la puissance ne garantissait plus l’invincibilité.

De même est-il important d’enfin nommer cette mondialisation, de montrer tout ce qu’elle a d’irréductible au passé. L’interdépendance, propriété principale de la mondialisation, contredit l’idée de souveraineté. Le principe de territorialité est de ce fait mis en échec à son tour. Et toutes ces lois sur l’immigration qui ne cessent de nous envahir – elles, pour de bon ! – ne correspondent pas du tout à la réalité d’un temps où, par définition, les populations seront de plus en plus mobiles. Où les échanges de populations entre zones à explosion démographique et zones à asphyxie progressive rendront de plus en plus indispensables la banalisation et la régulation de tous ces flux migratoires.

De même faut-il apprendre à renommer ce qui constitue maintenant cette fièvre nationale populiste qui, si elle évoque bien des souvenirs, est de facture inédite. Le populisme d’hier, celui qui a marqué les années 1930, et a fortiori le XIXe siècle, ne s’adressait pas du tout à ce qui fait l’obsession populiste d’aujourd’hui, à savoir la peur de la mondialisation.

— Les conflits armés ont été légion en 2023. Tous cependant ne semblent pas de même nature ?

B. B. : Fondamentalement, la guerre a changé de nature, mais cela n’empêche pas, et c’est toute l’équivoque de notre nouveau monde, que des guerres « à l’ancienne » viennent se glisser dans cette scène internationale totalement renouvelée.

Vladimir Poutine est en effet un homme du XIXe siècle. Il raisonne en fonction d’une géopolitique aujourd’hui totalement dépassée. En février 2022, on a vu apparaître, de son fait, une guerre de conquête, une forme de conflictualité doublement traditionnelle : d’abord, parce qu’elle était interétatique alors qu’à peine 10 % des conflits aujourd’hui opposent, dans leur origine, des états entre eux.

Et ensuite, parce qu’elle avait une vision annexionniste, ce qui était monnaie courante jadis, mais a presque totalement disparu du paysage depuis 1945. À compter de cette date, les conquêtes sont extraordinairement limitées : conquête de Chypre Nord par la Turquie en 1974, de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud par la Russie en 2008, et celle de la Cisjordanie et de Gaza par Israël, mais qui n’a jamais abouti à un résultat achevé et n’a jamais été admise par le droit international.

« Cette défaite de la puissance, nul n’a su réellement l’expliquer, la théoriser, la conceptualiser, si bien que l’on est toujours dans un brouillard qui se répète. Les erreurs commises hier au Vietnam ou en Afghanistan se retrouvent aujourd’hui à Gaza »

Si on voit tout d’un coup resurgir cette guerre traditionnelle sous les traits du conflit ukrainien, on constate en même temps, et de façon significative qu’elle n’a pas atteint ses objectifs. Le fameux rapport de force, clé de toute stratégie guerrière dans les temps anciens, n’a pas joué. Au bout de deux ans de conflit, la troisième armée du monde n’est parvenue à contrôler que 16 % des territoires de son voisin, et, en leur sein, il faut compter ceux qui étaient déjà sous contrôle de milices prorusses.

Le grand échec de Vladimir Poutine a été de ne pas parvenir à une victoire claire dans une guerre que, selon les codes traditionnels, il ne pouvait que gagner.

Au-delà de ce conflit, on voit se répandre des formes de plus en plus courantes d’affrontements qui trouvent leur origine dans les guerres de décolonisation. Elles se caractérisent par une asymétrie totale, selon laquelle un état doit faire face non pas à un autre état, mais à des organisations non étatiques qui se nourrissent principalement d’énergie sociale.

Celle-ci est communément jugée vertueuse dans sa destination puisqu’elle vise l’émancipation de peuples soumis, mais elle recourt en même temps à des méthodes dites « terroristes », parfois d’une extrême violence, prenant pour cible notamment des populations civiles innocentes : la radicalité qui se banalise cherche à compenser le défaut d’équipements militaires sophistiqués. L’apparition de ce type de conflit a totalement modifié la donne des relations internationales.

Très étrangement – c’est la grande rupture post-1945 –, le faible gagne presque toujours, comme on l’a vite constaté avec les guerres de décolonisation. Nous avons le souvenir de Diên Biên Phu en 1954. De la guerre d’Algérie. Les Britanniques, eux, se souviennent de la mobilisation autour de Gandhi qui a peu à peu conduit à l’indépendance de l’ancien Empire indien. De la révolte des Mau-Mau au Kenya, où ils ont été défaits.

Surtout, ces guerres de décolonisation ont eu une suite postcoloniale. Toutes ces guerres d’intervention où les vieilles puissances ont toujours été battues, même si elles étaient beaucoup plus fortes : l’URSS en Afghanistan à la fin des années 1980, les États-Unis au Vietnam, en Somalie, en Irak et en Afghanistan.

Aujourd’hui, la France au Sahel. Derrière cette victoire du faible, c’est une toute nouvelle grammaire de la guerre qui se met en place.

Or, cette défaite de la puissance, nul n’a su réellement l’expliquer, la théoriser, la conceptualiser, si bien que l’on est toujours dans un brouillard qui se répète. Les erreurs commises hier au Vietnam ou en Afghanistan se retrouvent aujour­d’hui à Gaza avec des résultats tout aussi catastrophiques. Ou au Sahel avec les effets que nous connaissons. Et, derrière cette victoire du faible, se pose un problème beaucoup plus intéressant tenant à l’appropriation sociale des relations internationales.

— C’est-à-dire ?

B. B. : Les relations internationales classiques étaient limitées à ce que Raymond Aron appelait « le diplomate et le soldat ». Or aujourd’hui, le soldat est infiniment moins exposé aux horreurs de la guerre que le civil. À Gaza, fin décembre 2023, on comptait 120 soldats israéliens tués, plus de 20 000 morts côté civils gazaouis…

Cette appropriation sociale s’explique d’abord par une modification profonde dans la configuration du monde, par ce soulèvement des peuples dominés qui refusent cette inégalité entre des espaces de souveraineté et des espaces de domination. Elle se fait universelle : ce ressentiment gagne l’espace international et touche tout le monde, donc mobilise les sociétés dans leur corps, et celles-ci sont en première ligne parce que, par définition, les peuples dominés n’ont pas d’état et se mobilisent avec les moyens du bord.

« Il faut apprendre à renommer ce qui constitue maintenant cette fièvre nationale populiste qui, si elle évoque bien des souvenirs, est de facture inédite »

D’autres facteurs ont amplifié cette socialisation de la guerre. La communication généralisée, le fait que tout le monde soit informé. Le fait que la guerre touche non plus seulement les champs de bataille, mais tous les secteurs de l’activité humaine et donc affecte, motive, mobilise tous les acteurs sociaux. Cette transformation crée des formes de conflictualité nouvelles dans lesquelles l’identification se substitue à la vieille allégeance citoyenne.

Autrefois, on était mobilisé dans les guerres en fonction de sa propre citoyenneté. D’où cette impeccable obéissance qui a commencé à connaître des failles justement au moment de la Seconde Guerre mondiale. Mais aujourd’hui, chaque individu se définit en s’identifiant à une cause ou à une autre selon ses choix propres, souvent hors d’injonctions étatiques. Il suffit de regarder comment, même dans la société française, chacun choisit de s’identifier à la cause palestinienne ou à la cause israélienne.

Il suffit de voir le nombre de drapeaux palestiniens qui étaient brandis dans des cortèges de Gilets Jaunes en France, ou dans les stades du Qatar au moment de la coupe du monde de football, quand une équipe du Sud rencontrait une équipe du Nord. Pas seulement pour soutenir l’équipe marocaine, mais aussi pour soutenir des équipes d’Amérique du Sud. L’identification sociale est un paramètre nouveau des relations internationales, et va devenir un paramètre majeur.

— Malgré tous ces bouleversements, le grand jeu ne demeure-t-il pas aux mains de représentants du vieux monde ?

B. B. : Vous mettez le doigt sur la difficulté majeure. La réalité de notre monde présent est duale. Il y a le monde réel, qui est comme emporté par une mondialisation que l’on ne sait pas regarder en face et qui suscite ces formes nouvelles de conflictualité que l’on ne sait pas non plus appréhender. Et puis, ce monde d’hier qui reste dans la tête des uns et des autres, mais tout spécialement dans celle des dirigeants qui raisonnent à l’ancienne. Probablement parce qu’ils ont été formés ainsi.

Mais aussi, et peut-être surtout, par « intérêt professionnel » : le prince d’hier avait en effet, grâce à ce total monopole des relations internationales, un surpouvoir et une surlégitimité qu’il ne peut plus avoir aujourd’hui. D’où la tentation de se maintenir dans la fonction du tout-stratégique, de la décision uniquement et exclusivement politique en matière de relations internationales, dans la vision « géopolitique » de la guerre, sans voir que de facto ce monde lui échappe, que quantité d’acteurs non étatiques se mêlent de plus en plus au jeu international et qu’à force de les ignorer pour garder ses privilèges, il perd de plus en plus la maîtrise de l’événement.

Nous vivons dans une double illusion : celle de la pérennité d’un monde qui est déjà mort et celle de la puissance qui va avec.

C’est vrai que les États-Unis reflètent une puissance que semblent valider les statistiques en termes de dépenses militaires, ou de PIB. Mais depuis 1945, ils ont toujours été battus dans les guerres qu’ils ont menées, à l’exception de celles accomplies sous mandat des Nations unies comme Tempête du désert en 1991 [opération qui a mis fin à l’occupation du Koweït par l’Irak]. Celles menées de leur initiative ont toujours été perdues, sauf celle contre l’île de Grenade en 1983.

« Aujourd’hui, chaque individu se définit en s’identifiant à une cause ou à une autre selon ses choix propres, souvent hors d’injonctions étatiques. L’identification sociale est un paramètre nouveau des relations internationales, et va devenir un paramètre majeur »

Il y a un demi-siècle, les États-Unis, en co-parrainage avec l’Union soviétique, régnaient en maîtres sur le Moyen-Orient, décidaient du sort de la guerre et de la paix. Aujourd’hui, le seul allié qui leur reste, Israël, fait preuve de plus en plus d’autonomie. Et on assiste à ce spectacle hallucinant d’un secrétaire d’État, Antony Blinken, faisant appel à l’aide de la Chine pour sortir le Moyen-Orient du mauvais pas dans lequel il se trouve actuellement. On voit le prince héritier d’Arabie saoudite passer des accords pétroliers avec la Russie au moment où les États-Unis veulent sanctionner Moscou.

L’effet de puissance est devenu en partie une illusion : cela se reflète parfaitement dans le mode de fonctionnement des Nations unies, le Conseil de sécurité, garant de la guerre et de la paix en fonction de la charte de 1945, n’ayant plus de prise sur cette nouvelle conflictualité.

Quant à l’OTAN, dernière alliance militaire qui demeure dans le monde, elle est complètement déphasée. On voit poindre à l’horizon tous ses effets dysfonctionnels. Le principal étant que, par le biais de l’alliance, l’Occident est perçu de l’extérieur comme enfermé dans sa citadelle et donc entretient la méfiance voire la défiance des autres.

Grâce à quoi Poutine a su transformer ses défaites militaires en victoires diplomatiques, sachant justement mobiliser dans le Sud global cette défiance à l’égard de l’OTAN et en se présentant comme victime de celle-ci. L’Ukraine n’a d’ailleurs été sauvée que par la résilience de son peuple et l’aide bilatérale que les états occidentaux lui ont apportée.

— On évoque l’influence du Sud global. Mais ce concept n’est-il pas flou ? On est loin d’un ensemble constitué parlant de la même voix.

B. B. : Effectivement, si l’on se réfère aux origines de l’appellation, celle-ci ne fait plus sens. Au départ, c’était un concept de science économique qui mêlait imprudemment, dans la même catégorie, les nouveaux émergents et cette catégorie martyre constituée par les fameux PMA, les « pays les moins avancés ». Or aujourd’hui, l’écart se renforce et l’hétérogénéité économique du Sud est telle qu’il est hasardeux d’en parler au singulier.

Pour autant, le concept n’est pas mort. Il s’est déplacé vers l’espace politique, soutenu par un dénominateur commun qui a pris une importance considérable avec la dépolarisation : l’ensemble des pays que l’on range dans cette catégorie – de la Chine au Lesotho, de l’Inde à l’île de Sainte-Lucie – ont eu à subir communément une domination durable qui allait pratiquement jusqu’à leur déni. Et au moment où ils semblaient s’émanciper et se décoloniser, ils ont été rejetés dans la marginalité du système international, appelés de façon assez méprisante le « Tiers-Monde », ou la « périphérie », le centre étant construit en fonction de l’opposition des deux super-grands, l’URSS et les États-Unis.

« La marque du Sud, dans le système international, c’est de préférer l’effet d’aubaine à l’effet d’alliance, l’union libre au pacte pérenne »

Cette attitude a été très mal vécue et a donné naissance successivement à la conférence de Bandung, en avril 1955, puis au mouvement des non-alignés qui a fait son apparition dans ce sillage en 1961. Mais ce non-alignement a été un nouvel échec, tous les non-alignés étant de facto alignés. L’Égypte nassérienne ou l’Inde de Nehru finalement suivaient Moscou, quand l’Iran du Shah, la Turquie post-kémaliste ou l’Arabie saoudite suivaient les États-Unis.

La vraie rupture s’est donc produite en 1989 avec la fin de la bipolarité, la chute du Mur, et très vite l’effondrement de l’URSS. À ce moment-là, il n’y avait plus de centre et donc plus de périphérie. Tous ces pays repliés sur leur humiliation et leur refus d’être ainsi marginalisés y trouvaient les bases de leur revanche.

« La rage, c’est dans la sociologie actuelle des relations internationales, l’équivalent de ce qu’étaient ou de ce que sont les armes de destruction massive dans la géopolitique traditionnelle »

Tous ces exclus, face à ce nouveau monde décentré, ont communément joué la carte d’un investissement complet du jeu international : tel est le vrai sens du Sud global aujourd’hui. Celui-ci a une existence, mais qui n’est pas celle d’un bloc. On a du mal à comprendre qu’une réalité peut se vivre et s’imposer sans qu’elle ne soit sanglée dans une homogénéité qui se déclinerait sur un mode géographique, économique et culturel. Il y a aussi place pour le subjectif, le sentiment d’affinité dans la différence d’intérêts, chacun jouant sa propre partition.

La marque du Sud, dans le système international, c’est de préférer l’effet d’aubaine à l’effet d’alliance, l’union libre au pacte pérenne. C’est comme cela que pèse ce Sud que Lula da Silva, élu en 2003 président du Brésil, a voulu animer en lançant sa fameuse coopération Sud-Sud. Elle n’a jamais abouti à une OTAN du Sud, ce qui n’était dans la tête de personne. Mais se sont peu à peu tissés des liens d’identification et de solidarité, et en même temps la conscience que chacun allait au jeu avec ses propres billes et ses propres intérêts.

— La Chine a-t-elle un rôle spécifique ?

B. B. : Elle est effectivement en position très particulière puisqu’elle a choisi, à l’initiative de Zhou Enlai, de s’identifier au Sud après avoir été humiliée non seulement par l’Occident, mais par l’URSS, Staline regardant Mao Tsé-toung de haut quand celui-ci, juste après la révolution de 1949, est venu se faire adouber à Moscou. Zhou Enlai a eu l’intuition que la Chine gagnerait davantage en se présentant comme l’un des leaders du Sud qu’en étant le lieutenant de la super-puissance soviétique de l’époque.

Pour autant, la Chine qui n’a cessé de monter en puissance, qui dispose d’une capacité sur le plan économique, militaire, diplomatique absolument énorme – c’est la deuxième armée du monde, mais très loin derrière les États-Unis – ne cherche pas à copier le modèle hégémonique traditionnel. Le même Zhou Enlai avait dit très clairement dès la fin des années 1960, voyant l’embourbement américain au Vietnam, que jouer les hégémons coûterait trop cher à la Chine. Sauf à ses portes impériales, celle-ci cherche davantage à s’éloigner des conflits qu’à s’en rapprocher. Elle vise prioritairement la pénétration économique, à gagner la bataille des nouvelles normes, à mettre fin à la domination normative des pays du Nord. Elle joue ainsi un rôle beaucoup plus complexe, plus subtil que les Occidentaux ne savent pas interpréter.

— D’où, peut-être, le titre de votre dernier ouvrage, Pour une approche subjective des relations internationales ?

B. B. : Oui, il faut rompre avec cette vision positiviste des relations internationales qui a été figée par les modèles classiques de la géopolitique tels qu’inventés par Ratzel au XIXe siècle. Ce siècle était probablement celui de la géopolitique. Mais aujourd’hui, c’est fini. La montée en puissance de la subjectivité s’explique par le jeu de deux facteurs intimement liés. Le premier, c’est le passage d’une scène internationale monoculturelle à une scène internationale pluriculturelle. Au XIXe siècle, nous étions dans la monoculturalité totale. Si la Première Guerre mondiale a commencé à réveiller l’Asie, elle était encore, et Versailles en témoigne, d’orientation monoculturelle. De même, la Seconde Guerre mondiale, mais de façon déjà bien moins nette.

« La Chine cherche davantage à s’éloigner des conflits qu’à s’en rapprocher. Elle vise prioritairement la pénétration économique, à gagner la bataille des nouvelles normes, à mettre fin à la domination normative des pays du Nord. Elle joue ainsi un rôle beaucoup plus complexe, plus subtil que les Occidentaux ne savent pas interpréter »

Avec la décolonisation et avec la mondialisation, la scène internationale a intégré tout le monde. C’est-à-dire des cultures extrêmement différentes. Ce n’est pas tant une différence de cultures au sens étroit du terme : il ne faut pas céder à l’essentialisme. Mais davantage une pluralité, une diversité d’histoires, d’expériences et de mémoires. L’histoire et la mémoire chinoises, l’histoire et la mémoire africaines ne se retrouvent pas dans la pensée d’un Hobbes ou d’un Clausewitz qui ont borné l’histoire de la pensée internationale du monde occidental. Et puis, il y a l’autre facteur, que j’évoquais plus haut, qui est cette appropriation sociale des relations internationales : la diversité des acteurs qui sont parties prenantes du jeu international suscite une diversité de perceptions, d’attentes, de représentations qui mettent en échec les vieux modèles objectifs.

Lorsque l’armée française se bat au Sahel, comme lorsqu’elle se battait en Algérie, elle a, face à elle, des acteurs qui non seulement par leur culture, mais aussi par leur rôle social, leur positionnement social, leurs attentes sociales, leurs contraintes sociales ne parlent pas du tout le même langage guerrier. Au Sahel, un chef de village, dont le principal souci est de nourrir ses villageois ou de lutter contre les effets désastreux de la désertification, a un rapport à la guerre qui n’a absolument rien à voir avec le Saint-Cyrien qui amende les manuels clausewitziens de vagues souvenirs des expéditions du maréchal Gallieni ou du général Faidherbe.

Il y a dans ce cas une sorte de mépris constant pour cette diversité des attentes et des interprétations qu’on ne veut pas voir et dont on ne veut pas tenir compte. Si on veut comprendre les relations internationales, il faut accorder à la subjectivité la place qu’on lui refusait.

Les horreurs du 7 octobre sont insoutenables. Mais elles renvoient à ce phénomène que les stratèges ne connaissaient pas dans notre histoire occidentale, qui est la rage d’un peuple qui a accumulé 75 ans d’humiliations. Or, la rage, c’est, dans la sociologie actuelle des relations internationales, l’équivalent de ce qu’étaient ou de ce que sont les armes de destruction massive dans la géopolitique traditionnelle.

La rage peut faire très mal, elle peut être effrayante. Et elle est contagieuse puisqu’on voit cette rage à son tour assumée par l’armée israélienne à Gaza aujourd’hui.

— Vous avez l’expérience d’une double culture. Vous l’avez évoquée dans l’un de vos livres. Est-ce que cela a joué dans la genèse de votre approche subjective des relations internationales ?

B. B. : Absolument. Ce livre Vivre deux cultures, cela fait quarante ans que je voulais l’écrire. Mais je considérais qu’il m’était interdit de le faire parce qu’écrire à la première personne n’est pas du style de la communauté académique. Donc j’ai attendu la retraite pour le faire !

En l’écrivant, je me suis dit que cette ego-histoire, comme dit Pierre Nora, est très révélatrice d’un certain nombre d’impasses en relations internationales. Je racontais comment moi, fils unique d’une Française et d’un Persan, je voyais quotidiennement deux personnes qui s’aimaient profondément, mais ne se comprenaient pas. Il y avait quelque chose d’optimiste : quand on ne se comprend pas, on peut quand même s’aimer !

Mais en même temps, quelque chose de désespérant qui est de vivre des dizaines d’années ensemble sans parvenir à se comprendre. Ce face-à-face de mon père et de ma mère, ou plutôt ce côte à côte, c’est exactement ce que l’on voit dans la banalité des relations internationales mondialisées.

« La paix est quelque chose de positif qui rejoint cette définition extraordinaire que la langue pular, celle des Peuls, donne de la paix, à savoir la « santé sociale ». La paix, c’est peut-être la santé du monde, la santé humaine du monde. »

Cela m’a donné l’idée d’aller à contresens de la pensée dominante en matière de relations internationales, très objectiviste, très positiviste, et d’imaginer une épistémologie qui réintroduise la subjectivité. Réintroduire la subjectivité, c’est redécouvrir l’humain dans les relations internationales. Celles-ci n’ont été conçues, tant par les théoriciens que par les acteurs, que comme des rapports interétatiques, c’est-à-dire désincarnés, institutionnalisés ou en tout cas reposant sur un rapport de force.

Ce rapport de force ne fonctionne plus, et s’il ne fonctionne plus, c’est parce que l’humain a envahi tous les coins et recoins des relations internationales. Il y a là en même temps un péril et une chance. Le péril, c’est de voir l’humain incompris s’enrager. Mais la chance, c’est de pouvoir, si l’on comprend ces paramètres subjectifs, humaniser les relations internationales.

Très modestement, je suivais ainsi la pensée de grands hommes qui ont marqué le XXe siècle, notamment Boutros Boutros-Ghali et Kofi Annan, lorsqu’ils ont commencé à parler de « sécurité humaine ». Boutros Boutros-Ghali disait que la cause principale des guerres d’aujourd’hui « se trouvait dans l’injustice sociale ». Quant à Kofi Annan, dans sa fameuse Déclaration du millénaire, il expliquait combien la sécurité humaine devait être assurée pour garantir une vraie paix. Avec eux, on accédait enfin à une première définition de la paix. Elle n’avait jamais été définie auparavant dans notre histoire, sauf comme étant la non-guerre…

À travers ce filtre humain, la paix est quelque chose de positif qui rejoint cette définition extraordinaire que la langue pular, celle des Peuls, donne de la paix, à savoir la « santé sociale ». La paix, c’est peut-être la santé du monde, la santé humaine du monde. Et de ce point de vue, ma petite histoire – qui est fort heureusement assez banale et va de plus en plus se banaliser, n’en déplaise aux chantres de l’ultranationalisme – conduit à un nouveau regard sur le jeu international.


Parmi les ouvrages de Bernard Badie

Pour une approche subjective des relations internationales, Odile Jacob, 2023.

Vivre deux cultures. Comment peut-on naître franco-persan ? Odile Jacob, 2022.

Les puissances mondialisées. Repenser la sécurité internationale, Odile Jacob, 2021.

Le temps des humiliés. Pathologie des relations internationales, Odile Jacob, 2019 (nouvelle édition)

L’hégémonie contestée. Les nouvelles formes de domination internationale, Odile Jacob, 2019

Le monde ne sera plus comme avant, sous la direction de Bertrand Badie et Dominique Vidal, Édition Les liens qui libèrent 2022

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