Que reste-t-il du sacro-saint principe de libre administration des collectivités territoriales ? À l’heure où les discussions sur l’avenir de la décentralisation s’activent autour de la mission confiée à Éric Woerth, la question n’a rien d’anodin.
Car, à y regarder de plus près, ce principe, pourtant consacré à l’article 72 de la Constitution, semble avoir été vidé de sa substance, tant les pouvoirs financiers des collectivités pour décider de leur avenir est réduit à peau de chagrin. Pour de nombreux élus, il ne s’agit d’ailleurs plus de gérer des recettes, mais bien d’administrer un panier de dépenses.
La dernière suppression de la taxe d’habitation, sans concertation des élus locaux, aura fini d’assommer les budgets qui aujourd’hui ne fonctionnent plus que sous perfusion des dotations étatiques. Sans parler de la disparition progressive d’ici 2027 de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE).
Créé en 2010, cet impôt de production, qui a remplacé la taxe professionnelle, devait pourtant être d’une efficacité redoublée.
À chaque réforme fiscale, le même scénario est mis en avant. Afin de libérer les entreprises, prétendre redonner du pouvoir d’achat aux Français, un impôt local est supprimé. Il s’agit alors de le remplacer par une dotation versée depuis Paris dont les modes de calcul complexes interrogent.
Comment s’assurer que les sommes seront au rendez-vous de façon pérenne ? Ces contributions de l’État peuvent-elles suivre l’évolution des besoins locaux ? Rien n’est moins sûr quand on sait déjà que la dotation globale de fonctionnement (DGF) n’est pas alignée sur l’inflation.
LE GOUVERNEMENT DEVIENT SEUL MAÎTRE À BORD
Dans cette logique, le financement des services publics n’est plus assuré par les dynamiques économiques locales ou par l’usager qui en bénéficie. C’est bien le gouvernement qui devient seul maître à bord, en prenant la main sur les ressources des collectivités.
On voit d’ailleurs comment ce pouvoir peut s’exercer de façon insidieuse pour faire plier les orientations locales. Les fameux contrats de Cahors en ont été une bonne illustration. Justifiant de la nécessité de voir les collectivités contribuer au redressement des comptes publics, alors qu’elles ont l’obligation de voter leurs budgets en équilibre, le gouvernement avait proposé en 2018, à 321 grandes collectivités de contractualiser une baisse de 1,2 % de leurs dépenses de fonctionnement en échange d’une stabilité des concours financiers que leur versait l’État.
Dans un monde post-Covid, où le « quoi qu’il en coûte » devra être remboursé, la transformation progressive des impôts locaux en dotations étatiques aura un impact sur les choix de gestion, sans doute pour viser toujours plus d’économies.
La situation financière des départements illustre bien cette crise. Seul échelon local qui ne dispose plus du pouvoir de lever l’impôt, ils sont soumis aux fluctuations des droits de mutation. Leur écroulement suite à la crise immobilière a chamboulé les équilibres. Les départements étant aujourd’hui contraints de revoir les aides qu’ils apportent à leurs partenaires, à commencer par les communes.
POUR DE NOMBREUX ÉLUS, IL NE S’AGIT PLUS DE GÉRER DES RECETTES, MAIS D’ADMINISTRER UN PANIER DE DÉPENSES
Dans ce tableau, le vœu pieux d’une République dont l’organisation s’affirme décentralisée (article 1 de la Constitution) apparaît en décalage avec les réalités locales. La France serait-elle en fait le pays le plus centralisé d’Europe ? Malgré la figure de proue des 34 000 communes, Paris reste le lieu où se prennent les décisions. La faute à une construction historiquement liée à un État central fort ?
De 1983 à 2010, des lois Defferre à la loi NOTRe, les différents actes de la décentralisation n’ont jamais laissé que peu de place à la différenciation territoriale, voulant calquer une vision identique sur chaque territoire, au prix d’injustices. Illustration avec les redécoupages des périmètres intercommunaux imposés par les préfets dans plusieurs territoires en 2017 et dont les équipes locales se remettent à peine. En cause : une vision centralisée qui voudrait voir s’organiser les territoires autour de grands pôles urbains dynamiques.
La métropolisation en est l’illustration. On découvre aujourd’hui les méfaits de ces logiques qui ont éloigné les usagers des services publics essentiels, en particulier dans la ruralité, et concentré les richesses dans les centres urbains. La crise des Gilets jaunes et plus récemment celle qui ébranle le monde agricole en expriment les souffrances.
CRISE DE MATURITÉ
Pour la professeure de droit public Géraldine Chavrier, « la décentralisation est en pleine crise de maturité. Elle est allée au bout du modèle dessiné par les lois Defferre qui n’ont fait que l’initier. La réforme a mis sur les rails un mouvement qui, après être arrivé à bout de souffle, a néanmoins connu un approfondissement avec la révision constitutionnelle de 2003 portant organisation décentralisée de la République. Celle-ci a créé tous les outils pour changer de braquet : subsidiarité normative, expérimentation, renforcement du pouvoir réglementaire, constitutionnalisation des régions, statuts particuliers… Ils sont pourtant restés inutilisés. Pire, la période qui a suivi n’a plus été motivée que par la volonté de réformer l’État, de rationaliser et d’économiser. L’intercommunalisation nécessaire mais autoritaire, la fusion des régions imposée à ces dernières, la suppression de la clause générale de compétence et la baisse des dotations se sont éloignées du souffle de l’initiative locale promis par la réforme de 2003. La loi 3DS du 21 février 2022 laisse espérer un sursaut, mais il reste dépendant de la volonté de l’État ».
Alors que la crise sanitaire du Covid-19 aura montré la force de frappe des collectivités territoriales, les réponses se tissent souvent au niveau local. Mais comment agir quand les moyens ne sont plus là ?
À l’heure de tournants majeurs (crise économique, sociétale, climatique…), la réforme territoriale que prépare le président Emmanuel Macron va-t-elle réanimer le contrat social sur lequel se fonde notre capacité à construire un avenir commun ? Rien n’est moins sûr.
Il faudrait alors affronter les questions financières, fiscales pour des services publics forts, mais aussi la liberté d’action des collectivités et la place donnée à l’expression démocratique et citoyenne.