ENTRETIEN

Serge Paugam "La base de notre modèle social est en train de s'effriter"

Depuis plus de trente ans, Serge Paugam, sociologue, directeur du centre Maurice Halbwachs, étudie la question des liens sociaux.
La rédaction
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Publié le 19 juin 2023
Entretien et photos réalisés par Bruno LAFOSSE
— Vous publiez L’Attachement social, qui est la somme de votre travail de recherche depuis une trentaire d’années. Vous revenez également sur vos premiers travaux. Que souhaitez-vous apporter avec cet ouvrage ?

Serge Paugam : J’ai d’abord publié des travaux sur la disqualification sociale dans le cadre de ma thèse de doctorat, soutenue en 1988. J’ai travaillé longtemps sur la question de la pauvreté. De ces travaux ont émergé d’autres questionnements sur les liens sociaux, et notamment leur délitement, dont sont particulièrement victimes les populations les plus pauvres. Ce sont des formes d’inégalités qui ne sont pas souvent prises en compte, mais que je voyais massives lorsque j’interrogeais les populations les plus précaires de nos sociétés. C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité étudier les liens sociaux en tant qu’objet, voir comment ils organisent la société dans son ensemble, comment les individus sont attachés les uns aux autres, et à la société. Progressivement, j’ai élaboré une typologie des liens sociaux que j’ai voulu intégrer dans un schéma plus global, permettant de penser la régulation de la société dans son ensemble. Ce livre rend compte d’un cheminement intellectuel de long terme et se présente comme une somme de mes recherches. Il
se prête ainsi à des débats au sein des sciences sociales, mais également dans d’autres sphères de la société civile, dans les réseaux de l’action politique, les milieux syndicaux.

— Quels types de liens régissent notre attachement aux autres ?

S.G. : Il s’agit de quatre types de liens qui sont constitutifs de notre être social. Le lien de filiation, qui renvoie aux relations entre parents et enfants et à la morale domestique ; le lien de participation élective, qui renvoie aux relations entre proches choisis et à la morale associative ; le lien de participation organique, qui renvoie aux relations de complémentarité dans le monde du travail et à la morale professionnelle ; et le lien de citoyenneté, qui renvoie aux relations entre membres d’une même communauté politique et à la
morale civique. On va retrouver ces types de lien dans chaque société, mais avec une articulation différente d’une société à l’autre. J’ai formulé l’hypothèse qu’il existait des types de régime différents, selon la manière dont ces liens sont hiérarchisés. Cela donne quatre types de régime que je présente dans une optique de comparaison internationale. Chaque régime est défini par un lien prééminent : dans un régime familialiste, c’est le lien de filiation ; dans un régime volontariste, c’est le lien de participation élective ; dans le régime organiciste, c’est le lien de participation organique ; et enfin, dans le régime universaliste, c’est le lien de citoyenneté. En faisant appel à des travaux
anthropologiques, historiques ou d’économie, j’essaie de comprendre, comment ces différents types de régime ont pu se constituer dans l’histoire et dans divers pays. C’est sans doute la partie la plus nouvelle de mon travail.

— Sommes-nous égaux vis-à-vis des liens sociaux ?

S.G. : Les différents types de liens sont profondément inégaux. La probabilité de connaître une rupture de ces liens est beaucoup plus forte dans les milieux ouvriers ou populaires. En revanche, le risque de perdre ces liens diminue au fur et à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie des catégories socioprofessionnelles. Le risque de se retrouver moins pourvu des liens sociaux est plus important quand on appartient aux couches les plus pauvres ou les plus précaires de la société. La lecture des liens est une clé fondamentale pour analyser les inégalités sociales aujourd’hui, au-delà de la lecture économique, par exemple des inégalités de revenus. Les deux lectures sont complémentaires. Cela renvoie à la manière dont la société s’organise pour protéger et reconnaître ses membres.

« La question n’est pas seulement la retraite ou son financement. Ce ne sont pas tant des revendications catégorielles qui sont exprimées que des revendications plus globales, qui relèvent de la justice sociale. »

— À vous lire, certains liens nous renforcent et d’autres nous affaiblissent…

S.G. : On peut analyser les inégalités en faisant la distinction entre les liens qui sont pourvus et les liens qui ne le sont pas. Dans chaque société, des individus ont moins de liens que les autres. Mais on ne peut se contenter de cette opposition. Les inégalités sont redoublées quand on examine également les liens qui oppressent ou les liens qui fragilisent. Pour les comprendre, il faut faire la distinction entre la protection et la reconnaissance. La protection, c’est « compter sur » ; la reconnaissance, c’est « compter pour ». Lorsque la protection et la reconnaissance sont garanties, l’individu peut à son tour apporter de la protection et de la reconnaissance aux personnes avec qui il est en relation. On peut alors dire que les liens libèrent. Ils permettent à
l’individu de s’épanouir et de se sentir autonome alors même qu’il est lié — c’est un bel oxymore !

À l’inverse, on peut parler de liens qui oppressent quand ils apportent de la protection sans reconnaissance. Dans cette configuration, l’individu se sent rabaissé, dans une situation de subordination insupportable. Le lien l’enferme dans une image négative de lui-même, car il n’est pas irrigué par la reconnaissance. On peut parler également de liens qui fragilisent quand ils apportent, au contraire, de la reconnaissance sans grande protection. C’est le cas, par exemple, lorsque des chômeurs se retrouvent ensemble. Chacun d’entre eux peut ressentir un soulagement de ne pas être seul face à cette expérience, mais la protection qu’ils peuvent s’apporter mutuellement est souvent trop faible pour leur permettre de retrouver un emploi. Le risque de faire l’expérience de liens qui oppressent et de liens qui fragilisent est nettement plus élevé dans les catégories populaires.

— Nous sommes en plein mouvement social sur les retraites. Que dit-il de l’état de la société française ?

S.G. : L a société française est proche du régime organiciste, tel que je l’ai défini en constatant la prééminence du lien de participation organique sur les autres types de lien. C’est sur cette prééminence que notre modèle social a été construit. Ce lien renvoie aux solidarités telles qu’elles s’expriment dans des groupes professionnels et qui se traduisent par des droits économiques et sociaux, en particulier le droit du travail. Par exemple, si l’on prend en compte la proportion d’emplois couverts par des conventions collectives, on s’aperçoit qu’en France, elle est particulièrement élevée, puisqu’elle atteint environ 95 %. C’est le fruit d’une histoire de luttes sociales et d’une spécificité française : l’État, qui a toujours été fort, a lui-même poussé à cette extension la plus large possible des conventions collectives. Il a également étendu le socle des droits, ce qui a permis d’atteindre une égalité des citoyens,  notamment vis-à-vis des services publics, qui n’est certes pas parfaite, mais plus importante que dans d’autres pays. Mais parfois, l’État centralisé étouffe les initiatives qui partent du bas et de la société civile. Les citoyens sont attachés à ce modèle social, mais peuvent exprimer une défiance face à l’État qui peut se montrer très autoritaire et ne parvient pas toujours à instaurer les conditions d’une véritable négociation avec les partenaires sociaux. On se retrouve dans une position frontale qui s’est exprimée de manière brutale dans notre pays ces derniers mois. La question n’est pas seulement la retraite ou son financement. Je suis frappé de voir que ce ne sont pas tant des revendications catégorielles qui sont exprimées que des revendications plus globales qui relèvent de la justice sociale.

« Le mérite a pris le pas sur le principe de solidarité. Ce qui revient à considérer que les pauvres ne font pas suffisamment d’efforts pour s’en sortir. »

— Cela rejoint l’analyse que vous faites du mouvement des Gilets jaunes…

S.G. : Absolument. Auparavant, lorsqu’il y avait conflit sur les retraites, on assistait à une défense par les corps professionnels de leur statut et de leur régime. Dans ce mouvement de 2023, comme avec les Gilets jaunes, on a le sentiment que c’est la question de la justice sociale qui permet l’unité de ce mouvement. Il s’agit d’une protestation face à une réforme que l’on considère comme une profonde injustice sociale. C’est bien le lien de citoyenneté, fondé sur le principe d’égalité des citoyens, qui est réactivé à cette occasion. C’est la raison pour laquelle on constate une adhésion massive à cette contestation sociale. La question de la justice sociale fédère les énergies. À l’origine, dans la théorie des mouvements sociaux, on partait du principe que pour qu’un mouvement social se crée, il fallait qu’il y ait une identité préalable : que les individus se connaissent déjà et aient envie de défendre une identité. Chez les Gilets jaunes, on n’a rien de tout ça. L’identité se crée dans le mouvement, c’est ça qui est nouveau ! On a une sorte d’empowerment qui se manifeste au moment même de la mobilisation : des personnes issues de diverses couches de la population se retrouvent spontanément embarquées dans une action collective qui les transcende et qui leur permet de retrouver de la confiance, de l’envie de se mobiliser en dépassant leurs différences.

— Pour quelle raison la question de la justice sociale est-elle sensible ?
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— L’Attachement social /  Formes et fondements de la solidarité humaine,
Seuil, février 2023, 640 p.

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