Dossier réalisé par Frédéric DURAND
AU SOMMAIRE DE CE DOSSIER
Aménagement du territoire : la France laissée à l’abandon (ci-dessous)
Dorian Bianco : « L’État défend la compétition entre communes et intercommunalités au lieu d’offrir une assistance ingénieuriale »
Fanny Lacroix : « Nous appelons à la réaffirmation d’un aménagement du territoire républicain où chacun puisse avoir des conditions de vie dignes »
La France peut-elle être pensée sans que soit pensé son aménagement ? La question vaut le détour, car si au début de la Ve République le ministre de l’Aménagement du territoire était qualifié de « Premier ministre bis », depuis s’est propagée l’idée que la main invisible du marché pourrait se substituer à la main de l’Homme pour aménager la France. Ce qui faisait dire il y a peu au politologue Jérôme Fourquet qu’aujourd’hui, « Amazon et Intermarché ont remplacé la DATAR1 ».
D’ailleurs, les derniers ministres dont le portefeuille fut exclusivement consacré au « plan et à l’aménagement du territoire » furent Gaston Deferre et Michel Rocard au début des années 1980. Ensuite, le ministère de l’Aménagement sera agrémenté de dénominations diverses : de la Ville et de l’Intégration avec Jean-Claude Gaudin ; de la Fonction publique, de la Réforme de l’État, sous Jean-Paul Delevoye ; de la Ruralité et des Collectivités locales avec Jean-Michel Baylet ; jusqu’au ministère actuel de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, confié à Christophe Béchu. La dérive sémantique masquant maladroitement l’abandon progressif de toute ambition planificatrice sérieuse de la part du pouvoir politique. Mais si cette abdication génère encore aujourd’hui des conséquences désastreuses, derrière le laisser-faire assumé, certains dénoncent un mobile politique plus pernicieux : la métropolisation de la France à marche forcée pour la faire entrer coûte que coûte dans le moule de la mondialisation libérale.
La dérive sémantique masque maladroitement l’abandon de toute ambition planificatrice sérieuse
LA DÉSERTIFICATION PROGRAMMÉE
Le géographe Christophe Guilluy fut l’un des premiers à retracer le chemin idéologique qui sous-tendait ce nouveau paradigme promu par les élites françaises et fondé sur une hypothèse plutôt risquée puisque, à terme, tout le monde ou presque était destiné à vivre dans des aires métropolitaines, à quoi bon conserver ailleurs des lignes de chemin de fer, des maternités, des services postaux, ou des hôpitaux ? Sans parler des industries… On a décidé de baisser le rideau sur la France périphérique. L’évolution du réseau ferroviaire français sur un demi-siècle offre une illustration saisissante du phénomène (voir carte) Si, à sa création en 1937, la SNCF récupère 47 700 km de voies (avec le réseau secondaire, il y a alors 60 000 km de chemin de fer en France), l’entreprise publique en fermera progressivement 25 000 km ! La priorité des investissements ferroviaires sera dès lors réservée aux grands pôles métropolitains et à la connexion avec le réseau européen, au détriment des liaisons entre les villes moyennes. Celles de la ruralité seront rayées de la carte.
La même logique de couperet s’appliquera aux maternités. En quarante ans, la France en a fermé les deux tiers : il y avait 1 747 maternités pour 911 000 naissances en 1972, et 519 en 2016 pour 783 000 naissances2. Aujourd’hui, il en reste moins de 500. Une logique qui s’appuie à chaque étape sur des décisions politiques : ici sur le décret Dietrich qui imposera au début des années 1970 la fermeture des maternités dirigées par des sages-femmes, ensuite avec le démantèlement de toutes les structures comportant moins de quinze lits. Le principe de concentrer les services dans les aires métropolitaines sera appliqué à tous les secteurs. Pour autant, et contrairement aux pronostics, les Français ne se sont pas rués vers les grandes villes : ils ont simplement eu le sentiment d’être abandonnés. Beaucoup ont vu, à juste titre, dans la révolte des Gilets jaunes l’exaspération de cette France oubliée.
LE CRÉPUSCULE INDUSTRIEL
Un autre phénomène a profondément meurtri la vie des territoires et ses habitants : la désindustrialisation brutale du pays. La destruction du tissu industriel français représente un traumatisme national dont on ne mesure sans doute pas encore l’ampleur, et là encore, les chiffres sont édifiants : dans le secteur automobile, pour ne prendre que la période récente, entre 2008 et 2020, ce sont 94 sites qui ont fermé. Dans l’agroalimentaire, sur la même période, 114 usines ont disparu3. La France ne pouvait pas sortir indemne de la perte de près de la moitié de sa puissance industrielle en 30 ans. Celle-ci représentait encore 23 % de son PIB en 1980, contre 13,4 % au troisième trimestre 2021.
C’est finalement la vision d’une France à la Serge Tchuruk, le PDG d’Alcatel, et de son « entreprise sans usines » qui va l’emporter : « La valeur ajoutée manufacturière tend à décroître quand la valeur immatérielle s’accroît sans cesse », expliquait-il alors. « Il met son plan à exécution : d’un plan social à l’autre, d’un mouvement social à l’autre, l’équipementier télécoms s’achemine inéluctablement vers un groupe sans usines… et sans salariés : en 2003, les effectifs ont été réduits des deux tiers, à 58 000 personnes, et les sites des trois quarts, à 30 usines », relate la journaliste Christine Kerdellant dans son ouvrage Ils se croyaient les meilleurs4. Résultat : l’Alsacienne de constructions atomiques, de télécommunications et d’électronique, fleuron français du secteur, se retrouvera entre les mains de Nokia en 2015.
Tous ces bouleversements ont sculpté un nouveau paysage, une nouvelle carte de France, où la boulimie des grands pôles urbains contraste avec la frugalité des territoires plus modestes. Hier, la ville était accusée de parasitisme, mais depuis la mort de l’agriculture et l’explosion du secteur des services, c’est la ruralité qui est pointée du doigt : « c’est dans ces banlieues (des grandes villes) que logent les jeunes couples qui font des enfants, travaillent, payent des impôts qui sont envoyés pour subventionner une France rurale largement parasitaire », expliquait ainsi, en février 2007, l’universitaire Bernard Marchand lors d’un colloque consacré à « l’urbaphobie en France ».
Faute d’avoir su accompagner et réguler les violentes mutations du monde par une politique de planification du territoire, en termes de santé, de transport, d’éducation, d’emploi, de formation… la France se trouve profondément divisée, avec d’un côté les habitants des métropoles vivant au cœur de la création des richesses et leurs banlieues qui font office de larbinat urbain, et de l’autre une France majoritaire oubliée, la France âpre des dépossédés qu’analyse Christophe Guilluy.
« Aménager le territoire, c’est prendre conscience de l’espace français comme richesse et comme devoir », exposait Edgard Pisani en 1956. Et aujourd’hui ? Réaménager la France ne suppose-t-il pas de réimplanter des transports entre les villes moyennes et entre les petites villes, faire renaître une filière industrielle, donner priorité aux circuits courts en matière d’alimentation ? Et une marge de manœuvre politique pour les collectivités locales avec l’autonomie financière qui l’accompagne… « Il faut réhabiliter le concept d’autonomie locale, sinon le mot démocratie n’a plus de sens », tranchait le philosophe Jean-Claude Michéa dans nos colonnes en février dernier. Le même nous confiait alors qu’il y avait selon lui « une légitime révolte “identitaire” de ceux “d’en bas” contre le démantèlement continu de leur mode de vie ». Car repenser le territoire, c’est repenser la société dans son ensemble. Bien plus qu’une question technique, c’est un enjeu social, politique et civilisationnel. Le pouvoir en place ferait bien de s’y atteler sans trop tarder en trouvant la bonne articulation entre le local et le national pour refonder un pacte territorial où personne ne serait laissé au bord du chemin. Un chantier immense… et urgent !