— Quels liens historiques existent entre collectivités locales et entreprises de l’ESS ?
Jean-Philippe Milesy : Le lien de l’économie sociale au local est, dès l’origine, une évidence. Les femmes, les hommes, tout comme les petites structures qu’ils sont amenés à créer, les sociétés de secours mutuel, les associations ouvrières de production, les coopératives de consommation, sont attachés à un lieu. Le crédit populaire est né au milieu du XIXe siècle d’un pasteur, maire de sa commune de Rhénanie, et c’est en considérant la situation de celles et ceux qui étaient ses ouailles et administrés qu’il va lancer un mouvement qui veut dans ses statuts initiaux cette dimension locale. Quand, après une lutte syndicale, la Verrerie ouvrière d’Albi devient en 1895 une coopérative, c’est avec un soutien régional actif du député Jean Jaurès, de la Dépêche de Toulouse ou de la municipalité d’Albi ; à moindre échelle, ce soutien se retrouvera auprès de la coopérative de lutte des Pilpa ou en Provence de la SCOP-TI.
C’est avec le développement de l’idée de fédération, héritée de Proudhon, que des échelons départementaux, régionaux, nationaux vont se constituer. C’est en se fédérant que les caisses locales de crédit populaire vont devenir progressivement un mouvement, puis des entreprises qui occupent aujourd’hui une place prééminente dans le système bancaire français.
— Quelle place occupe l’ESS dans la vie des collectivités et de leurs habitants ?
J-P.M. : Les entreprises et organisations de l’ESS occupent une place considérable dans la vie quotidienne de millions de Français. Avec Jérôme Saddier, président d’ESS France, la structure faîtière de l’ensemble de l’ESS, nous avons évoqué un jour sans ESS. Si une telle absence devait se prolonger ne serait-ce que trois ou quatre jours, pour ne pas parler d’une semaine, nous serions devant un scénario catastrophe pour ces femmes, ces hommes, ces enfants qui, tel Monsieur Jourdain, n’ont pas toujours clairement conscience de leur appartenance à cette « autre économie ». L’ESS est au contact des populations et participe très activement au développement de ce qu’il est convenu d’appeler « les territoires ».
Les pôles territoriaux de coopération économique, les PTCE, abondamment promus par la secrétaire d’État, associent entreprises de l’ESS, acteurs privés et collectivités autour de projets collectifs d’utilité sociale. Les Sociétés coopératives d’intérêt collectif sont aujourd’hui 1 200 et voient leur nombre croître notamment avec le sociétariat des collectivités publiques. Mais ce sont aussi des entreprises de l’ESS qui, concrètement, portent les activités en direction de larges publics et nées des mouvements sociétaux et sociaux : les coopératives de femmes, les structures de solidarité avec les migrants, le développement de nouvelles approches agricoles et alimentaires, les nouveaux habitats collectifs, l’éducation populaire… En cela, l’ESS est un outil pour l’émancipation.
« Les entreprises et organisations de l’ESS occupent une place considérable dans la vie quotidienne de millions de Français »
— Vous parlez d’émancipation, cependant certaines entreprises dans le périmètre de l’ESS paraissent éloignées de cette visée.
J-P.M. : Oui, l’économie sociale et solidaire est diverse. Il y a les entreprises de l’ESS d’initiative citoyenne dans une dynamique démocratique, et celles qui procèdent des œuvres religieuses et philanthropiques. Il y a aussi des entreprises qui semblent résolument engagées sur le marché, voire dans des démarches financières comme les coopératives de la grande distribution ou certaines coopératives agricoles clairement parties prenantes de l’industrie agroalimentaire. Il y a aussi de grandes structures en tension, comme ces banques coopératives où les caisses locales coexistent avec des superstructures financières. Mais pour l’essentiel, les acteurs de l’ESS procèdent de l’innovation sociale, d’approches démocratiques, égalitaires et solidaires qui rentrent en opposition avec les politiques libérales et travaillent à l’émancipation. Le mutualisme dans sa prise en charge collective, solidaire, du risque diffère de l’assurance. La coopération veut l’égalité et l’émulation, et non la concurrence et le conflit. Les associations portent pour l’essentiel la défense des droits économiques, sociaux, culturels, mais aussi environnementaux.