« Le gouvernement républicain est celui où le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance », écrit Montesquieu dans De l’Esprit des lois. La façon dont nous concevons la République est certes très différente de celle du philosophe des Lumières, mais cette définition a beaucoup à nous apprendre. Le gouvernement républicain est d’abord celui du Peuple. Ce peuple doit avoir la capacité d’agir souverainement sur son destin par les institutions qu’il se donne. Ce principe, simple, se heurte à une réalité complexe. Comment organiser l’expression du Peuple ? Comment ce dernier peut-il disposer de la souveraine puissance ? Autrement dit — car c’est cela que l’on entend par souveraineté —, comment peut-il redevenir maître de son destin ? Ces questions imposent de se pencher sur l’état de nos institutions. On pourrait développer sur ce thème une approche technique. L’auteur de ces lignes s’est livré ailleurs à un tel exercice. On pourrait par ricochet interroger également notre rapport aux collectivités et à leur organisation. Toutefois, le sujet qui nous est donné de traiter implique d’abord de donner du sens à ces changements. Souvent, les moyens en matière d’institution l’emportent sur les fins. L’important n’est donc pas tant l’instrument, qu’il s’agisse de l’État ou d’une collectivité, mais ce qu’il vise. Le pouvoir du Peuple d’agir sur son propre destin. En d’autres termes, car c’est là le fondement du sens moderne de la République, comment le Peuple peut-il s’émanciper par les institutions
Réformer les institutions en vue d’émanciper le peuple
Lorsque l’on parle de réforme institutionnelle, on a tôt fait de penser mécanique. C’est notamment à cela que va devoir s’atteler la convention interpartisane sur les institutions, devant réunir les différents partis afin de proposer des innovations institutionnelles et constitutionnelles, qui devrait conclure probablement à la nécessité de mettre en place un élu commun entre département et région, le conseiller territorial, qui, oh surprise !, se trouvait dans le programme du président candidat Macron. Pourquoi pas, mais pour quoi faire ? De telles institutions viendront-elles favoriser l’émancipation du citoyen ? Ce serait le cas si les collectivités, comme jadis la commune, représentaient à nouveau le cœur d’un projet de société. Le socialisme municipal n’avait pas besoin de nouvelle loi de décentralisation pour représenter une tentative d’émancipation par le local ; pas plus que les villes communistes des années 1960 et 1970.
La République est une lutte pour l’émancipation de l’individu sans laquelle les meilleures institutions sont vaines
Les plus belles expériences d’émancipation locale n’ont pas eu besoin des grandes lois de décentralisation des années 1980, mais simplement de la clause de compétence générale et de financement pérenne. Elles avaient aussi besoin d’une âme et d’idées fortes faisant de l’exercice des compétences un instrument de changement social. Les partis politiques devenant des syndicats d’élus ont sur ce point perdu l’ambition de produire des politiques publiques cohérentes visant à changer le réel par le local. Si ces derniers s’étaient consacrés à la mise en place de solutions techniques applicables par leurs élus, ils auraient pu faire de leur conquête territoriale autre chose qu’une vitrine de bonne gestion budgétaire.
Émanciper le peuple pour redonner sens aux institutions
Toutefois, il ne faut jamais oublier que les institutions politiques ne viennent régir la société que de manière secondaire. Ce sont les institutions civiles, pour reprendre la terminologie de Rousseau, qui sont au fondement même du corps politique. Celles-ci permettent au Peuple de se structurer et de se rendre conscient à lui-même à travers la mise en place d’un espace public. La Révolution française ne commence pas par voir émerger des institutions, elle est d’abord l’ouverture d’un espace de débat et de réflexion qui précède, puis accompagne, les débats de la Constituante. La pensée républicaine est d’abord une pensée de l’espace public. En effet, avant que le Peuple ne se libère par ses institutions, les individus qui le composent doivent eux-mêmes s’affranchir de leurs chaînes pour devenir des citoyens.
Les partis politiques ont perdu l’ambition de produire des politiques publiques visant à changer le réel par le local
La République est une lutte pour l’émancipation de l’individu sans laquelle les meilleures institutions sont vaines et amenées à péricliter. Dans les premiers jours de la Troisième République, la question posée aux républicains est celle du suffrage universel. Tous sur le principe y sont favorables évidemment, mais… à quelle échéance ! Les blanquistes pensent que, sans instruction, le Peuple se donnera rapidement à un nouveau Bonaparte. Les modérés pensent que c’est en faisant voter le Peuple qu’on l’instruit et qu’il faut donc faire le pari du suffrage universel tout de suite. Le même débat a lieu sous la Révolution. Sieyès juge que la publicité des débats parlementaires a pour principale vertu d’instruire le Peuple et de l’amener à la citoyenneté. Les institutions ne sont pas républicaines par nature, elles le sont car elles s’appuient sur un projet d’émancipation citoyenne. Or, il n’est pas évident, aujourd’hui, que l’École forme encore des citoyens. Les projets portés d’autonomie des établissements, les tentations de faire de l’École d’abord un agent de professionnalisation représentent des coups de canif dans le projet républicain.
Enfin, l’état du débat public ne peut conduire à l’émancipation individuelle. Tant qu’une grande partie de l’espace public sera soumis au droit californien, et idéologiquement orienté par le jeu des rachats entre milliardaires américains, la République sera moribonde. Tant que l’on n’aura pas assuré un réel pluralisme dans l’ensemble des médias, astreint à une vraie tâche de formation citoyenne, les fondements de la République seront instables. La privatisation de l’espace public est aujourd’hui un fait, mais il ne peut être soumis aux seules lois de la libre concurrence. Renoncer à mieux réguler en la matière, c’est condamner la République à court terme. Les dernières élections locales l’ont montré. Certes la presse quotidienne régionale fait son travail, mais son influence s’amoindrit et touche surtout les catégories âgées et rurales. Les grands médias nationaux ont pour leur part tendance à nationaliser les élections, quand ils ne les négligent pas. Le premier tour des élections municipales a ainsi été presque passé sous silence pour cause de réforme des retraites. Le second, comme les élections départementales et régionales, fut marginalisé pour cause de traitement exclusif de la crise du Covid par les médias.
Repenser le local au cœur de la République, ce n’est donc pas que penser mécano ou mille-feuille. C’est penser l’espace public émancipant le citoyen se réalisant dans des projets de transformation… bref, à mille lieues des débats de techniciens que nous promettent 2023.
La France en miettes
de Benjamin Morel
268 pages – février 2023 20,00€
Les Éditions du Cerf