Dossier réalisé par Isabelle Friedmann
AU SOMMAIRE DE CE DOSSIER
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Pêche et agriculture : nourrir autrement (ci-dessous)
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Christian Huyghe : « Penser une agriculture moderne qui renoue avec des solutions régulatrices naturelles »
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Ils ont opté pour le bio et les circuits courts : les raisons de leur choix
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Ça se passe à Dieppe : ici, on défend une pêche à échelle humain
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Ça se passe à Bordeaux : le foncier agricole, nerf de la guerre
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Ça se passe dans La Drôme : Un terreau fertile pour le bio
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Ça se passe à Dijon : Transition alimentaire : le Prodij dijonnais
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Sur terre comme en mer, la deuxième moitié du XXe siècle a soufflé un vent
productiviste. On en perçoit aujourd’hui les bénéfices, avec une alimentation accessible à tous, mais aussi les ravages : cultures et élevages intensifs d’un côté, pêche et aquaculture industrielles de l’autre, avec pour conséquence une pression insoutenable sur les ressources. « On se rend compte que le système a atteint ses limites, tranche Suzanne Dalle, de Greenpeace France. Chaque nouvelle crise, que ce soit la guerre en Ukraine et ses incidences sur l’importation d’engrais de synthèse, ou les évènements climatiques extrêmes, souligne le manque de résilience de l’agriculture française. À cela s’ajoutent des questionnements sur nos niveaux de production de viande, d’œufs, de lait, qui sont non seulement très émetteurs de gaz à effets de serre, mais dont la consommation en trop grande quantité a aussi des impacts sur notre santé. » Le Programme national nutrition
santé (PNSS) recommande en effet de ne pas consommer plus de 500 g de viande par semaine (hors volaille), alors que la moyenne en France est trois fois supérieure.
Soulager la pression sur les océans
Même schéma en mer : depuis les années 1950, la consommation de poisson par habitant a doublé à l’échelle mondiale, alors même que la population a été multipliée par trois. « En France, on mange 34 kg de poisson par an et par personne, dont 70 % sont importés, alerte Sébastien Jumel, député de Seine-Maritime. C’est un vrai enjeu de souveraineté alimentaire qui passe par la défense de la pêche artisanale. » Celle-ci a pourtant été submergée, depuis cinquante ans, par une vague productiviste sans précédent et une politique européenne de subvention des gros bateaux que l’ONG BLOOM rend responsable de la surpêche et de ses effets sur les ressources halieutiques. Ramant à contre-courant de la logique industrielle, Charles Guierrec, fondateur de Poiscaille, a « la conviction que la régulation passe par une meilleure rémunération des petits
producteurs, pour qu’ils limitent leurs sorties en mer et qu’on puisse ainsi soulager la pression sur les océans. » Soumis à des critères très stricts de taille de bateau, de technique de pêche et de durée de sortie en mer, les 250 pêcheurs avec lesquels travaille l’entreprise Poiscaille sont donc rémunérés au juste prix, tandis
que le contenu de leurs filets est vendu en circuit court dans toute la France.
Effet de mode ou solution d’avenir, l’option du circuit court peut-elle être une réponse à la hauteur des enjeux environnementaux, sociaux et économiques des secteurs agricoles et piscicoles ? « La production locale et les circuits courts, il en faut, mais est-ce que cela va suffire pour répondre à la demande ?, interroge François Purseigle, professeur de sociologie à l’École Nationale Supérieure Agronomique de Toulouse. On en appelle souvent à la souveraineté alimentaire, surtout en période de crise, mais on ne se demande jamais qui va faire le travail. » Dans son dernier ouvrage, Une agriculture sans agriculteurs (1), François Purseigle insiste sur les mutations du secteur et leurs incidences sur l’agriculture de demain : nombre d’exploitations divisé par quatre en cinquante ans, explosion du salariat et des sous-traitants, diversification des formes d’exploitation… ces évolutions complexifient, selon l’auteur, les politiques publiques, notamment pour encourager le renouvellement des producteurs. Or cette question est déterminante pour l’avenir du modèle agricole et piscicole. D’autant plus qu’elle est liée, pour ce qui est du monde paysan, à la transition vers l’agriculture biologique.
Le bio encore fragile
Si nombre d’observateurs plaident aujourd’hui pour une réaffectation de l’usage des terres agricoles — un sujet sur lequel les collectivités peuvent agir — et le retour à des pratiques plus sobres en intrants, ce sont aussi les jeunes agriculteurs qui revendiquent cette transition : un tiers des nouvelles installations se font aujourd’hui en bio. « Beaucoup de jeunes porteurs de projet ne trouvent ce métier attractif qu’à condition de le faire en bio », décrypte Laure Verdeau, directrice de l’Agence bio. Mais pour qu’ils s’en sortent, encore faut-il que la demande soit là, pour que le volume de leurs ventes compense des rendements inférieurs au modèle conventionnel. Quand on sait que le bio ne représente que 6,6 % du panier de courses des Français, le compte n’y est pas. Pourquoi ? « Le prix est de moins en moins un frein, estime Laure Verdeau. En revanche, plus d’un Français sur deux s’estime mal informé. Il nous faut donc communiquer et informer, pour stimuler la demande de bio. » « Dès qu’il y a une tension sur les revenus, il y a un décrochage fort sur le bio, considère de son côté Christian Huyghe, directeur scientifique à l’INRAE. Cela signifie que les ressorts du consentement à payer, autour de la qualité alimentaire, de la naturalité et du prix doivent être mieux compris. »
« Le gouvernement actuel n’est pas moteur pour développer l’agriculture biologique »
Un chantier pédagogique d’envergure, qui induit un changement total d’habitude : « On ne peut pas faire un copier-coller de sa liste de courses “conventionnelles” pour la traduire en bio, prévient la directrice de l’Agence bio. Il faut revoir le contenu de nos assiettes. » La recette du nouveau menu ? Réduire les apports en protéines animales, augmenter les fruits et légumes, apprendre à cuisiner les légumineuses et prendre la mesure des bénéfices que l’agriculture biologique peut avoir pour l’environnement, la santé humaine, le bien-être animal et l’économie. Ses méthodes sans engrais chimiques permettent 30 % de biodiversité en plus et une eau qui ne doit pas être retraitée. Enfin, le bio est également bon pour l’emploi : une ferme bio nécessite 30 % de main-d’œuvre en plus qu’une ferme conventionnelle.
Malgré cela, « le gouvernement actuel n’est pas moteur pour développer l’agriculture biologique, regrette Suzanne Dalle de Greenpeace. Le plan stratégique national est en recul, avec la suppression des aides au maintien de l’agriculture bio. » Comme Greenpeace, la Cour des comptes juge que la politique française de soutien à l’agriculture bio et à ses industries de transformation n’est « pas à la hauteur de l’ambition affichée (2) », alors même qu’elle serait « justifiée par les bénéfices de l’agriculture biologique pour la santé et l’environnement. »