Par Manon LOISEL
Consultante en politiques publiques
territoriales chez Partie Prenante/
responsable Cycle Territoire et Mobilités de l’IHEDATE (Institut de hautes études de développement et d’aménagement des territoires en Europe).
et Nicolas RIO
Chercheur en sciences politiques/
consultant en stratégies territoriales,
fondateur de l’agence Partie Prenante.
Et si la démocratie participative contribuait in fine à renforcer les maux qu’elle est censée combattre, à savoir la défiance démocratique et la marginalisation des citoyen·nes dans l’action publique ? Voilà la question qui nous taraude depuis plusieurs mois en observant (et parfois en accompagnant) les dispositifs mis en place par les collectivités locales et par l’État pour développer la participation
citoyenne.
Les intentions originelles de la participation citoyenne sont pourtant toujours aussi pertinentes. Face à la hausse de l’abstention et au manque de représentativité des élus, la démocratie a plus que jamais besoin d’être revivifiée ! Face à la technicisation de l’action publique et à la multiplication des crises, il est indispensable d’intégrer les citoyen·nes dans la fabrique des politiques
publiques et de maintenir des espaces d’expression pour leur permettre de faire
entendre leurs préoccupations.
Si nous prenons la plume, ce n’est donc pas pour critiquer les objectifs de départ, mais bien pour nous interroger sur la capacité des démarches participatives à tenir leurs promesses. Des conseils citoyens au Grand Débat, des budgets participatifs à la Convention citoyenne pour le climat, les résultats de ces exercices sont souvent décevants pour les personnes qui y participent comme pour celles qui les organisent. « Et à la fin, on se dit tous “Tout ça pour ça !” », comme le résumaient d’une formule les élu·es, agent·es et citoyen·nes à qui nous avions demandé de faire le bilan de leur vécu de la participation citoyenne. Les imperfections de la démocratie participative ne sont pas nouvelles en soi, et sont abondamment documentées par certains médias ainsi qu’une importante littérature scientifique. Pour les surmonter, on assiste depuis vingt ans à une démultiplication des formats et à une montée en compétences des acteurs de la participation citoyenne. On ne peut que s’en réjouir ! Mais ce foisonnement d’innovations peut aussi être lu comme une fuite en avant, qui évite de prendre à bras-le-corps les effets pervers structurels de la démocratie participative.
Des dispositifs qui creusent les écarts de participation
Le premier effet pervers porte sur le principe même d’égalité démocratique. La participation citoyenne est souvent présentée comme une réponse à la crise de la démocratie représentative, marquée par la montée de l’abstention à toutes les élections – y compris aux municipales désormais – et la faible représentativité sociologique des élu·es locaux·ales et nationaux·ales. Ce qu’on observe sur le terrain, en l’espèce, c’est que les dispositifs de participation tendent plutôt à en reproduire les travers.
« C’est toujours les mêmes qui viennent aux réunions publiques ! » vous diront les spécialistes. On pourrait dresser un constat identique pour les conseils de quartier ou les budgets participatifs. S’il permet d’éviter ce biais dans la composition initiale, le recours croissant au tirage au sort ne suffit pas à le faire disparaître dans le fonctionnement de ces instances. Se sentant moins légitimes pour s’exprimer, les profils les plus éloignés des institutions ont tendance à moins prendre la parole et à se mettre en retrait du dispositif. Combien d’abstentionnistes parmi les membres actifs des instances de participation ? Combien de précaires parmi les citoyen·nes qui soumettent des projets au budget participatif ? A-t-on seulement les données pour le savoir ?
À trop se focaliser sur la quête (souvent vaine) de représentativité, la démocratie participative finit ainsi par avoir des effets pervers. Elle augmente la place des citoyen·nes les plus inséré·es dans la démocratie représentative (les retraité·es, les plus diplômé·es, les ancien·nes élu·es…) et marginalise encore un peu plus celles et ceux qui se sentent éloigné·es des institutions publiques. On pourrait au contraire considérer la participation citoyenne comme un correctif à la démocratie élective, permettant d’écouter en priorité les personnes qui ne s’expriment pas dans les urnes. C’est ce que nous avions suggéré à une collectivité qui avait convoqué des États généraux de la démocratie locale. Peine perdue ! Une telle proposition est à la fois politiquement difficile à assumer et techniquement compliquée à mettre en place.
« La participation citoyenne est souvent présentée comme une réponse à la crise de la démocratie représentative. Ce qu’on observe sur le terrain, c’est que les dispositifs de participation tendent plutôt à en reproduire les travers »
Un manque flagrant de conflictualité
Le second effet contre-productif porte sur la politisation du débat public. Ou plutôt son absence… Le peu de place accordé par les dispositifs de participation citoyenne à la controverse et aux désaccords entre les participant·es ne cesse de nous étonner. Budgets participatifs, conventions citoyennes, consultations en ligne : à chaque fois, l’acteur public invite les citoyen·nes à proposer des idées, voire à soumettre une contribution collective. Mais le plus souvent, la délibération vise in
fine le consensus. La Convention citoyenne pour le climat (CCC) et sa couverture médiatique illustrent ce phénomène à l’extrême. En considérant «les citoyen·nes» comme un bloc homogène, cette négation (ou euphémisation) des désaccords pose deux problèmes. D’une part, elle limite la capacité de ces démarches à représenter la diversité des points de vue, alors que c’est la condition pour que le reste de la population puisse s’identifier au panel. D’autre part, l’homogénéisation de la parole citoyenne enferme les dispositifs participatifs dans un face-à-face avec les institutions publiques et leurs élu·es.
On pourrait pourtant considérer que faire vivre la démocratie, c’est confronter des intérêts contradictoires et des regards divergents sur l’état du monde, pour tester notre capacité à dessiner des lignes de compromis. Ce qui suppose d’assumer aborder des sujets plus conflictuels, et de mieux prendre en compte les formes de mobilisation citoyenne se déployant en dehors de « l’offre de participation » contrôlée par les institutions publiques. En concevant la participation comme un lieu de débat permettant à chacun·e de faire évoluer sa position à l’écoute de celle des autres, cela aurait l’avantage de rapprocher les citoyen·nes et leurs élu·es par le vécu d’une même expérience démocratique.
Aggravation de la défiance
Le troisième effet pervers concerne le fonctionnement des institutions. Ce qui provoque la défiance démocratique, c’est le sentiment que la parole des citoyen·nes ne compte pas ; qu’elle n’a aucun effet sur le contenu des politiques
mises en œuvre. Dans ce domaine, les dispositifs de participation citoyenne s’apparentent à une drogue. Sur le moment, elle donne le sentiment grisant d’avoir (enfin !) la possibilité de s’exprimer, voire d’être entendu·e. La descente qui s’ensuit n’en est que plus douloureuse, car la capacité de la démocratie participative à transformer l’action publique s’avère systématiquement en deçà des annonces initiales. La Convention citoyenne pour le climat avait reçu la promesse présidentielle d’une reprise « sans filtre » de ses propositions. Las, les 150 se sont vus opposer des veto successifs, des élu·es comme des administrations, sur la plupart de leurs propositions. L’exemple des budgets
participatifs à Paris montre que le faible taux de mise en œuvre des propositions
citoyennes n’est pas forcément dû à la mauvaise volonté des élu·es. Il découle d’une grande diversité d’obstacles techniques, financiers ou juridiques (que les élu·es connaissent bien pour y être quotidiennement confronté·es). Dans les deux cas, cela conduit à renforcer la défiance démocratique, des participant·es comme des citoyen·nes qui ont suivi l’initiative de loin.
TRIBUNE PUBLIÉE PAR MEDIACITÉS
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GENNEVILLIERS, UN CERTAIN ART DE VIVRE ENSEMBLE
DE QUOI ÇA PARLE ?
Patrice Leclerc, maire de Gennevilliers et conseiller métropolitain du Grand Paris, livre ses réflexions sur son projet de ville et sur la manière de le mettre en dialogue avec les habitants. Ce qu’il appelle
« Inventons un nouvel art de vivre populaire » interroge sur la capacité d’une ville de banlieue à s’émanciper des schémas tout faits de la rénovation urbaine qui visent le plus souvent à transformer la ville… en se passant de ses habitants ! Au cœur des Hauts-de-Seine, département le plus riche et le plus cher de France, maintenir un accès à la ville pour toutes et tous est un défi. Pour y parvenir, Patrice Leclerc défend le large recours à l’habitat collectif social, mais aussi le maintien de l’emploi industriel et portuaire (Gennevilliers compte 44 000 emplois pour autant d’habitants), à proximité des lieux d’habitation pour limiter l’étalement urbain. Il refuse de se soumettre à l’injonction de mixité sociale, notion qu’il critique estimant qu’elle conduit à changer la population d’une ville plutôt que de permettre aux habitants d’y trouver une place. Il mise également sur une écologie urbaine accessible à toute la population, notamment la plus démunie. Enfin, Patrice Leclerc propose une méthode : le débat voire la dispute autour des projets pour la ville, afin de mettre sur la table toutes les hypothèses, misant sur la confrontation démocratique plutôt que sur le consensus mou.
POURQUOI ÇA NOUS INSPIRE ?
Peu d’élus arrivent à prendre du recul sur leur action. Patrice Leclerc le fait avec un souci permanent d’honnêteté, insistant sur ce qui fonctionne, mais aussi sur les expériences moins probantes. Il ne nous livre pas un mode d’emploi de la ville, mais un retour d’expériences sans complaisance et de ce fait, riche d’enseignements et de débats.