La mise en place du gouvernement d’Élisabeth Borne a conduit à une révolution à la tête de l’Éducation nationale, caractérisée par le remplacement à la tête du ministère de Jean- Michel Blanquer par Pap Ndiaye… « Révolution ! » ont crié les éditorialistes qui ont présenté ce changement de tête comme le symbole d’un tournant wokiste. Au-delà du symbole, pourtant, le programme d’Emmanuel Macron pour l’école semble demeurer inchangé. Il repose sur le principe d’autonomie des établissements, et de territorialisation de la politique éducative. L’idée est simple : il convient de donner plus de marge de manœuvre aux acteurs locaux à dessein de leur permettre d’adapter la politique éducative aux spécificités des territoires. Ce principe, emprunté assez directement au système éducatif américain, a été largement importé en Europe avec des résultats variables. S’il a produit de bons résultats en Suède, il s’est révélé, au contraire, plutôt contre-productif au Royaume-Uni. Il vise notamment à réduire le coût d’un système éducatif jugé dispendieux et peu efficace par la Cour des comptes qui prône une plus large autonomie des établissements (1). Si l’on s’extrait des pures considérations financières, les partisans d’une telle évolution avancent deux arguments :
La liberté au risque du clientélisme
Il s’agirait d’abord de donner plus de liberté au terrain, en privilégiant l’opérationnel sur la bureaucratisation à outrance. On change toutefois de logique par rapport à ce qui a pu exister naguère. Si la liberté de l’enseignant a été grevée face aux consignes tatillonnes du ministère, il ne s’agit pas ici de redonner plus de liberté aux professeurs, mais de faire entrer leur activité pédagogique au sein d’une politique plus large d’établissement. Cela se traduit par deux dynamiques juridiques concrètes. D’abord, le renforcement important du rôle des directeurs d’établissement dont le dernier épisode fut le vote de la loi no 2021-1716 du 21 décembre 2021 créant la fonction de directrice ou de directeur d’école. Ces derniers peuvent, aujourd’hui, être raisonnablement considérés comme des supérieurs hiérarchiques de fait, si ce n’est de droit, des enseignants. Il est à noter que la direction pédagogique et la coordination des compétences professionnelles des enseignants ne sont pas des compétences acquises et auxquelles sont définitivement formés ces personnels. Il faudrait donc, in fine, penser une formation plus complète à ce qui tend à devenir un métier en soi, et dont dépend pour beaucoup le succès de telles initiatives, comme le note l’OCDE dans un rapport de 2015 (2). Il faut ainsi envisager le rôle du chef d’établissement comme celui d’un leadership construit, constitutif d’un métier propre, au-delà du rôle classique de coordination des pairs.
« Le recrutement des enseignants directement par le chef d’établissement cristallise le plus fortement les oppositions syndicales. À terme, il porte en germe la remise en cause du statut d’enseignant. »
La seconde dynamique est celle du recrutement d’enseignants directement par le chef d’établissement, au regard du projet d’établissement envisagé. C’est évidemment ce point qui cristallise le plus fortement les oppositions syndicales. En réalité, il porte en germe la remise en cause du statut d’enseignant. Les structures en situation difficile ont du mal à attirer les enseignants titulaires et les compétences en lien avec les projets pédagogiques. Ne pouvant donner lieu à des standards induits par un recrutement égalitaire par concours, le principe d’autonomie devrait mener, finalement, à une contractualisation des postes d’enseignants dont les récents débats ne sont que l’écume. De facto, les promoteurs de cette évolution font valoir que la faiblesse des traitements et la faible attractivité des carrières produisent déjà cet effet. Cet argument connaît toutefois des limites. On n’attirera pas de meilleurs profils si à la précarité financière s’ajoute la précarité statutaire. Le recrutement de contractuels après quatre jours de formation (alors qu’un titulaire doit disposer d’un Master 2 et de deux ans de formation) en est l’illustration.
L’adaptabilité sous réserve de l’égalité
Le second intérêt présenté de la réforme est l’adaptation de la pédagogie aux spécificités du territoire. Dans les banlieues, notamment, l’intérêt d’une approche pédagogique alternative est évident. Elle permet de mieux inclure les acteurs locaux et d’expérimenter des voies d’action plus engageantes pour les enfants. Il faut toutefois être prudent, car une telle inclusion d’acteurs extrascolaires peut poser des problèmes à deux niveaux. Le premier est l’inclusion d’un tissu associatif sur lequel tend déjà à reposer le parascolaire, et qui peut être le cheval de Troie du communautarisme. On ne peut donc penser l’autonomie sans un très fort renforcement du contrôle des partenaires des différents établissements. Ensuite, l’idée portée notamment par le gouvernement d’inclure davantage les parents dans le projet peut sembler bonne sur le papier. Toutefois, les acteurs de l’éducation tendent déjà à se plaindre fortement de la pression, toujours plus accrue des parents, que le développement d’Internet, des réseaux sociaux et le changement du rapport à l’enfant ont rendue envahissante, voire sclérosante. Si le projet d’établissement doit éventuellement permettre aux parents de participer aux choix, il ne peut être codécidé avec eux au risque de fragiliser un peu plus l’autorité et la marge d’action des enseignants.
« Une politique éducative qui vise notamment à réduire le coût d’un système éducatif jugé dispendieux et peu efficace. «
Le second problème est in fine celui de l’égalité entre les élèves. Le système d’autonomie est explicitement pensé sur le fondement d’une concurrence entre établissements. Chaque établissement pensant son projet, et attirant ses enseignants, fait le pari, qu’en fin de compte, ce projet se révélera plus performant que celui des écoles voisines. Le risque est alors de voir émerger, comme ailleurs en Europe, un marché de l’éducation sur le modèle de celui existant dans le privé. Ce marché est pour l’instant rendu défaillant par la carte scolaire qui contraint les parents à choisir un établissement pour des raisons essentiellement géographiques. Toutefois, les motifs qui permettent aujourd’hui de déroger à la carte scolaire ne peuvent que disparaître, instaurant un système trop rigide. Ils impliquent, en cas de développement de projets trop différents, une remise en cause générale du principe de territorialisation obligatoire des inscriptions. Le risque est donc, pour finir, de plaquer une logique de concurrence marchande sur un service public. La marche vers l’autonomie des établissements et la territorialisation de la politique éducative représente une rupture fondamentale avec la tradition française en matière d’éducation publique. Si elle s’opère au-delà des slogans, elle implique une gestion minutieuse de la transition. En cela, la généralisation de l’expérimentation lancée par Emmanuel Macron à Marseille l’été dernier, avant même que cette dernière n’ait pu faire l’objet d’une évaluation, est très dommageable. Si la transition doit s’accomplir, cela ne peut être que par expérimentation limitée et par touches impressionnistes, au risque de fragiliser un peu plus une école déjà bien malade.