— Comment définir ce qu’est un territoire rural ?
Laurent Rieutort : Pendant longtemps, on a défini le rural par opposition à l’urbain. Depuis quelques années, on utilise une définition un peu plus spécifique grâce à l’approche par la faible densité — faible densité de population, mais aussi des équipements, voire des services. Cette approche permet de mieux cerner la réalité et d’avoir une meilleure compréhension de l’espace rural.
Avec toutefois deux réserves. D’abord, la faible densité est quelque chose de très relatif. Il peut y avoir des zones rurales de très faible densité, d’autres autour des villes d’une densité, disons intermédiaire. Et la faible densité rurale en Asie du Sud — par exemple — n’est pas celle du Massif central. D’autre part, il y a sans doute d’autres éléments à étudier, plus difficiles à quantifier. Comme la place qu’occupent l’environnement, les espaces non bâtis, une approche plus paysagère et environnementale. Ou l’éloignement, les enjeux de relation, d’accès à certains équipements et services, de mobilité et de déplacement des populations — une approche que l’on doit à nos amis québécois. Ou encore une vision plus sociale très difficile à approcher ; la ruralité, c’est parfois plus d’interconnaissance, de proximité, puisqu’on n’est pas nombreux, ou une plus forte participation à la vie locale. Même si cela évolue peut-être, les taux de participation aux élections municipales ont été longtemps beaucoup plus forts dans les zones rurales — les habitants connaissaient les élus, s’impliquaient. Ce sont des choses que l’on ne peut pas toujours mettre en équation, mais qui font la réalité rurale.
D’autre part, les définitions ne sont pas étanches. Le rural a des relations avec la ville, des interactions de plus en plus fréquentes. L’un ne fonctionne pas sans l’autre. Aujourd’hui, par exemple, il n’y a plus de spécificité dans l’emploi, dans l’économie. Les agriculteurs sont minoritaires, y compris dans l’emploi des zones rurales peu denses. On parle d’autre part d’agriculture urbaine, etc. Peut-être les limites se sont-elles un peu effacées. Mais je reste néanmoins sur l’idée que le rural, c’est d’abord ce rapport à l’espace, ce rapport à l’autre, ce rapport à la localité qui reste un peu différent parce que c’est moins dense…
— L’enjeu de la définition, c’est aussi de voir ce que pèse encore le monde rural dans l’ensemble du pays.
LR : L’approche par la densité a permis de voir que 30 % de la population y vit. Et non pas 5 % ou 10 % comme le laissaient penser des définitions qui ont vieilli. Ce qui n’est pas négligeable. Et — ce qui est très spécifique à la France — les zones peu denses ou très peu denses représentent en superficie 90 % de l’espace français. Pour la cohésion du pays, pour une partie de son développement, les zones peu denses occupent une place non négligeable. Les discours du genre « ça n’existe plus » peuvent susciter chez certains habitants de ces zones rurales le sentiment d’être abandonnés, oubliés.
— En zone rurale, il y a aussi des disparités sociales parmi les habitants.
LR : Les zones rurales sont à l’image de la société globale. Il y a de la précarité dans le monde agricole, chez les retraités, mais aussi chez de nouveaux arrivants que j’appellerais des réfugiés des villes, qui veulent créer leur propre emploi, avoir accès à du foncier, trouver un logement moins cher, avoir un jardin… D’un autre côté, il y a aussi des flux de nouveaux arrivants appartenant à des catégories plus mobiles, plus aisées. On parle parfois d’un processus de gentrification, d’embourgeoisement rural. Il y a la caricature du Lubéron. Mais ce phénomène a été étudié aussi dans le Limousin. Le télétravail et certains processus observés depuis la crise du covid (hausse des prix du logement, du foncier…) peuvent le renforcer.
— Comment imaginer l’avenir des territoires ruraux ?
LR : Depuis quelques années, les espaces ruraux peu denses — je ne parle pas de ceux qui sont très peu denses et les plus éloignés — gagnent de la population, de l’emploi, même plus que les cœurs urbains en règle générale. Ils ont des soldes migratoires bien supérieurs et attirent des profils variés : jeunes couples, personnes plus âgées, retraitées. On a bien globalement un espace rural qui est attractif, se renouvelle, innove, crée dans le domaine culturel et économique.
J’ai passé récemment une semaine en Lozère. Il y a une véritable qualité de vie, plein d’initiatives partout, de nouvelles populations qui arrivent et qui ont des réseaux qui fonctionnent. Et les réseaux aujourd’hui comptent plus qu’un périmètre administratif. Si certains territoires restent fragiles, la réalité d’une ruralité qui se renouvelle est incontestable. Rapportées à la population, il y a presque plus de créations d’entreprises dans le rural que dans le cœur des grandes métropoles.
Il y a une dizaine d’années, le discours dominant faisait la part belle aux métropoles. En fait, une métropole a besoin des zones rurales qui l’entourent, et ces zones rurales ont besoin de la métropole. Les interactions, les réciprocités sont très importantes. Que ce soit à l’échelle européenne ou nationale, il y a eu peu à peu, une prise en compte de ces réalités. Et la crise sanitaire, notamment la crise d’approvisionnement qu’elle a entraînée, a rappelé qu’il y a des industries en zones rurales. L’État, comme l’Europe, se rend compte qu’il ne faut pas laisser de côté une partie de la société et des territoires.
Il faut noter aussi la multitude d’initiatives individuelles et collectives qui ne relèvent pas de politiques descendantes et de financements de l’État, venant d’associations, de porteurs de projet, notamment dans le domaine de l’autonomie énergétique ou des circuits courts alimentaires. C’est peut-être là que s’invente le monde de demain. La question, c’est plutôt comment coordonner un peu ce foisonnement.