On vous définit comme un physicien, philosophe des sciences, mais vous, comment vous définissez-vous ?
Étienne Klein. Je ne me définis pas de façon précise. J’ai eu une carrière d’ingénieur-physicien tout en m’intéressant de plus en plus à la philosophie des sciences. Du moins à une partie de la philosophie des sciences, celle qui vise à comprendre comment certaines découvertes des physiciens éclairent ou contraignent l’éventail des réponses possibles à certaines questions philosophiques. Pour prendre un cas très simple : les philosophes parlent du temps, les physiciens aussi. Ce constat fait surgir une question très basique : est-ce que les philosophes et les physiciens parlent de la même chose lorsqu’ils parlent du temps ? Si la réponse est non, alors pourquoi n’emploie-t-on pas deux mots différents pour désigner d’une part le temps des physiciens, d’autre part le temps des philosophes ? Si, au contraire, la réponse est oui, surgit alors une autre question : les uns et les autres disent-ils les mêmes choses à propos de cette même chose ? La réponse est clairement négative : Newton ou Einstein ne disent pas les mêmes choses que Bergson ou Heidegger. Mais alors, à qui devons-nous accorder du crédit ? J’essaie aussi de repérer et d’exprimer en un langage que chacun peut saisir ce en quoi certaines découvertes — telles celle du boson de Higgs, détecté en 2012, ou celle des ondes gravitationnelles prédites pas Einstein en 1916 et détectées en 2016 — devraient modifier, à condition de les prendre au sérieux, certaines de nos façons ordinaires de dire le monde physique.
« Je crains qu’une partie du public considère désormais que la science serait une simple affaire d’opinions qui s’affrontent sans jamais converger. »
La pandémie a obligé les scientifiques à se prononcer sur la situation sanitaire, souvent dans l’urgence, si bien que des désaccords sont apparus au grand jour. Pensez-vous que ces divergences ont eu tendance à discréditer la science, comme certains ont pu le dire ?
E.K. Nous avons beaucoup entendu les scientifiques, en effet, mais assez peu la science. Pourquoi n’avons-nous pas passé plus de temps à expliquer à nos concitoyens comment travaillent les chercheurs, leurs méthodes, leurs biais, leurs erreurs, leurs succès ? Pourquoi n’avons-nous pas fait davantage de pédagogie, en expliquant par exemple ce qu’est un essai en double aveugle, un essai randomisé, pourquoi il ne faut pas confondre coïncidence, corrélation et causalité (dont l’amalgame fait des ravages), et ce qu’est vraiment la fonction exponentielle, désormais soumise à toutes les caricatures ? Je n’ai pas fait d’enquête mais je pense que l’image des sciences a perdu quelques plumes dans l’affaire, notamment parce que la mise en scène des sciences les a assimilées à la recherche scientifique. Or ce sont deux choses à la fois proches et très différentes. Un chercheur est quelqu’un qui peut dire : « Nous savons que, et nous nous demandons si. » La première moitié de cette phrase a à voir avec les sciences, la seconde avec la recherche. Les sciences représentent des corpus de connaissances, qu’il n’y a pas lieu — jusqu’à nouvel ordre ! — de remettre en cause : la Terre est ronde plutôt que plate, l’atome existe bel et bien, l’univers observable est en expansion, les espèces animales évoluent, etc.
Mais ces connaissances, par leur incomplétude même, posent des questions dont nous ne connaissons pas encore les bonnes réponses : D’où vient que l’antimatière qui était présente dans l’univers primordial a disparu au sein de l’univers actuel ? Existe-t-il une vie extraterrestre ? Quelle sera la température moyenne de l’atmosphère en 2100 ? Répondre à de telles questions, dont les réponses ne sont pas connues des scientifiques (ni de quiconque), c’est le but de la recherche. Par nature, celle-ci a donc à voir avec le doute, tandis que les sciences sont constituées d’acquis difficiles à remettre en cause sans arguments extrêmement solides. Mais lorsque cette distinction n’est pas faite, comme ce fut trop souvent le cas ces derniers mois, l’image des sciences, abusivement confondues avec la recherche, se brouille et se dégrade : on en vient à dire que « la science, c’est le doute ». Ah bon ? On pourrait douter de la rotondité de la Terre ? de l’existence de l’atome ? Dans un tel climat, chacun se sent autorisé à utiliser son bon sens et son « ressenti » pour dire ce qu’il convient de penser de tel ou tel enjeu scientifique… Cela engendre une assez jolie cacophonie. Je crains qu’une partie du public considère désormais que la science serait une simple affaire d’opinions qui s’affrontent sans jamais converger. Je le redoute d’autant plus que la tendance à avoir un avis sur tout, et à le répandre largement, gagne en puissance grâce aux réseaux sociaux. Dans son sillage est distillée l’idée que la science ne relèverait que d’une croyance parmi d’autres. Elle serait en somme une sorte d’Église émettant des publications comme les papes des bulles que les non-croyants ont tout loisir non seulement de contester, mais aussi de mitrailler de commentaires à l’emporte-pièce.
N’y a-t-il pas quelques signes qui vous rendent optimiste ?
E.K. Si, bien sûr. D’abord, j’observe que l’arrogance des uns et des autres a progressivement baissé d’un ton au fil du temps. J’y vois la manifestation de l’effet dit « Dunning-Kruger » (du nom des deux psychologues américains qui l’ont étudié à la fin des années 1990), qui s’articule en un double paradoxe : d’une part, pour mesurer son incompétence, il faut être… compétent ! ; d’autre part, l’ignorance rend plus sûr de soi que la connaissance. Durant la pandémie, nous avons vu se déployer en temps réel la dynamique typique de cet effet : à mesure que nous nous sommes informés, nous avons fini par comprendre que l’affaire est plus complexe que nous ne l’avions soupçonné. Aujourd’hui, (presque) tout le monde a saisi que cette pandémie est une affaire diablement compliquée. Du coup, l’arrogance se porte un peu moins bien qu’il y a quelques mois, sauf dans les réseaux spécialement dessinés pour lui prêter main-forte. Autre signe qui me rend optimiste : on commence également à pressentir que, au terme des débats, c’est la recherche qui aura le dernier mot. Du moins est-il permis de l’espérer. En effet, c’est seulement grâce à elle qu’on finit par savoir ce qu’il en est de telle ou telle question qui avait provoqué, par excès d’impatience, des controverses aussi intenses que stériles. Songeons aux vaccins dits « à ARN messager », qui pourraient bien nous tirer d’affaire, bien plus en tout cas que tel ou tel médicament promu un temps de façon inconsidérée. On n’a guère entendu dans les médias les chercheurs qui, au prix d’un dur labeur et grâce à des idées géniales, les ont conçus et mis au point. Signe, sans doute, que compétence et expertise s’accommodent aisément de la discrétion.
Vous dites que le doute appartient moins à la recherche qu’à la science…
E.K. En effet. Je ne connais pas un seul scientifique qui doute de l’existence de l’atome ou de la forme de la Terre. Il faut arrêter les blagues ! Cela ne veut pas dire qu’il s’agit de vérités absolues, mais des bonnes réponses à des questions précises et bien posées. Mais je comprends tout à fait qu’on puisse adhérer à un scepticisme philosophique radical : chacun a le droit de douter de tout par principe. Toutefois, ce que je constate dans mon entourage, c’est que les gens qui doutent le font toujours d’une façon très ciblée, très sélective. Ils doutent des acquis de telle ou telle science particulière, mais pas de toutes les autres sciences. Cela ne me semble guère cohérent, à moins d’admettre que nous avons davantage tendance à remettre en cause les vérités qui nous dérangent plutôt que les autres… Je remarque d’ailleurs que des industries et des lobbys ont souvent invoqué la notion de doute pour retarder certaines décisions, inspirées par des connaissances scientifiques, qui étaient gênantes pour eux. Dans Les Marchands de doute (éditions Le Pommier, 2014), deux historiens américains des sciences, Naomi Oreskes et Erik M. Conway, avaient montré que, lorsque l’industrie du tabac a cessé de remettre en question le lien entre tabagisme et cancer, elle a demandé à ses cadres commerciaux de « vendre du doute », c’est-à-dire de militer pour que davantage de travaux de recherche soient menés afin de réduire les incertitudes et de répondre aux questions qui demeuraient ouvertes. L’idée était de gagner du temps sans donner l’impression de contester les conclusions des scientifiques. Et vous vous souvenez qu’en France, dans les années 2009-2010, les tenants des thèses dites « climatosceptiques » (mais pas sceptiques au point de douter d’elles-mêmes) répétaient en boucle « la science, c’est le doute » sur les plateaux de télévision auxquels ils avaient un accès privilégié car leurs propos allaient dans le sens de ce que la population avait envie d’entendre. Certains utilisaient même des armes qui sortaient allégrement du cadre de la querelle épistémologique : on se souvient d’un certain ministre, honorablement connu pour ne pas être climatologue, déclamant à l’envi que les découvertes alarmantes sur le changement climatique ne devaient pas être prises au sérieux, la climatologie n’étant pratiquée que par des incompétents.
« Il y a beaucoup de choses scientifiques que l’on peut expliquer clairement, mais cela demande du temps. Du temps et seulement du temps ! La science est moins la victime d’une complexité qui lui serait propre que d’une véritable crise de la patience. »
Finalement n’est-il tout simplement pas trop difficile d’expliquer la science aux profanes que nous sommes ?
E.K. Non ! C’est cela que je conteste. Il y a beaucoup de choses scientifiques que l’on peut expliquer clairement, mais cela demande du temps. Du temps et seulement du temps ! La science est moins la victime d’une complexité qui lui serait propre que d’une véritable crise de la patience. Exprimer convenablement ce qu’est la fonction exponentielle prend cinq minutes. C’est le temps que s’est donné Angela Merkel, qui est une scientifique, lors d’une conférence de presse qu’elle a tenue en juillet 2020 à la télévision allemande. Elle a également rappelé la définition du fameux facteur R0 : s’il est supérieur à 1, il faut prendre des mesures draconiennes, sinon l’épidémie s’emballe. Ensuite, elle a clairement explicité la logique de ses décisions : « Les données dans tel et tel Land étant celles-ci, nous avons donc pris la décision d’adopter telle ou telle mesure… »
Parlons justement du rôle de la politique, « La politique œuvre dans le domaine de la volonté avec pour horizon le bien, nous dit Condorcet, tandis que la science agit dans le domaine de la connaissance, avec pour horizon le vrai. » Il ajoute : « Un sage gouvernement ne doit en aucun cas contribuer lui-même à la progression de la vérité. Car celle-ci n’est pas affaire de volonté. Il ne doit pas enseigner ses choix en les camouflant en vérité. » Vous partagez cette vision qui pourrait signifier qu’il n’y a pas de vérité qui vienne de la politique, ou qu’en tout cas la politique ne doit pas se mêler du vrai ?
E.K. La politique ne doit pas se mêler du vrai, en effet, mais elle doit si possible s’intéresser à ce qui est su et connu afin d’éclairer certaines décisions. La philosophie des Lumières défendait l’idée que la souveraineté d’un peuple libre se heurte à une limite, celle de la vérité, sur laquelle elle ne saurait avoir de prise. David Hume écrit en 1742 : « Même si le genre humain tout entier concluait de manière définitive que le Soleil se meut et que la Terre demeure en repos, […] le Soleil ne bougerait pas d’un pouce de sa place et ces conclusions resteraient fausses et erronées à jamais. »
Les vérités scientifiques, nous dit en somme le philosophe écossais, ne sauraient relever d’un vote. Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que cette indépendance de la vérité scientifique évoquée par Hume n’enlève rien à la liberté individuelle : ni Newton, ni Darwin, ni Einstein n’étaient des dictateurs en puissance. Elle la protège, au contraire, du moins en démocratie. Car lorsque le pouvoir ment, trompe ou se trompe, l’individu peut alors se réclamer de cette vérité pour le contester. Mais quand il y a urgence à agir, quels doivent être les rôles respectifs des politiques et des scientifiques ? Aux premiers incombe de tenir la barre et de fixer le cap : c’est donc à eux, et à eux seuls, de prendre des décisions et de les annoncer. Pour ce faire, il leur faut bien sûr tenir compte de ce que les scientifiques savent — mais aussi de ce qu’ils ne savent pas. Dès lors, quel est le rôle des scientifiques auprès des gouvernants ? Le juriste Alain Supiot le définit comme un « service de phares et balises » : ils doivent éclairer les politiques, les mettre en garde sur la présence de récifs ou d’écueils — mais sans jamais prendre leur place. Jonglant avec une multiplicité de paramètres, de l’économique au psychologique, en passant par le sociétal, la politique ne saurait en effet se résumer à de la médecine appliquée. Reste qu’il n’est nul besoin d’être sorti major de l’ENA ou de Polytechnique pour comprendre qu’il s’agit d’un exercice d’équilibriste, qui expose à toutes sortes de critiques possibles.
Aujourd’hui, les détracteurs de l’universalisme lui reprochent, entre autres, de ne pas respecter les identités et la nation, d’avoir, d’une certaine manière, remplacé Dieu par l’Homme. D’ailleurs, ils dénigrent le droit de l’hommisme, le progressisme… Vous définissez-vous comme un universaliste et que pensez-vous de ces critiques adressées à l’universalisme?
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